Les espèces oubliées disparaissent deux fois
Parallèlement au processus d’extinction massive qu’elles connaissent, les espèces qui nous entourent peuvent également disparaître de notre mémoire et de notre attention collectives : c’est ce qu’on appelle l’extinction sociale. Ce phénomène représente un défi pour la gestion et la conservation de la biodiversité, car la sensibilisation du public à une espèce est essentielle pour les mesures de conservation. Dans un article paru dans la revue Trends in Ecology and Evolution, un groupe international et interdisciplinaire de scientifiques explore ce phénomène, aussi appelé extinction culturelle.
Nous vivons à une époque d’extinction massive, avec des extinctions d’espèces principalement causées par diverses actions humaines. Cependant, en même temps que ce processus, et parfois avant, la disparition de ces espèces de notre mémoire et de notre attention collectives peut se produire, avec leur disparition de nos sociétés, de nos cultures et de nos discours – un phénomène que nous appelons extinction sociale. Ce processus est particulièrement prononcé pour les espèces qui sont déjà éteintes, sont rares ou d’autres façons isolées de la société. Nos interactions et nos expériences avec de telles espèces peuvent s’épuiser, au point d’être collectivement oubliées. Dans un article publié récemment dans la revue Trends in Ecology & Evolution, un groupe international et interdisciplinaire de scientifiques a exploré ce phénomène de l’extinction culturelle, ou sociétale. Ils ont découvert que cette extinction pour une espèce dépend de nombreux facteurs, notamment de son charisme, de son importance pour la société (valeurs symbolique ou culturelle), la durée de son extinction, son aire de distribution historique ou sa proximité avec les humains. L’extinction sociétale se produit non seulement chez les espèces déjà éteintes, mais aussi chez les espèces encore existantes, souvent en raison de changements sociaux ou culturels. Par exemple, l’urbanisation et la modernisation de la société peuvent changer radicalement notre relation avec la nature, et conduire à la perte collective de la mémoire. Autre exemple, le remplacement de la médecine traditionnelle par la médecine moderne en Europe aurait dégradé les connaissances générales de nombreuses plantes médicinales.
À mesure que de plus en plus d’espèces deviennent menacées, rares ou éteintes à l’état naturel, elles deviennent aussi isolées des humains. Cela conduit à l’extinction de l’expérience – la perte progressive de nos interactions quotidiennes avec la nature. Au fil du temps, ces espèces peuvent disparaître complètement de la mémoire des gens. Par exemple, des études menées dans des collectivités du sud-ouest de la Chine et des peuples autochtones de la Bolivie ont révélé une perte de connaissances locales et de mémoire des espèces d’oiseaux disparues. Une telle perte de mémoire est allée jusqu’à un point où les gens étaient incapables de nommer ces espèces, et ne se rappelaient pas à quoi ressemblaient ces espèces, ou leurs chants. De même, le loup japonais éteint, okami, ne possède que quelques spécimens qui se trouvent aujourd’hui dans les musées, ce qui remet en cause la mémoire de l’espèce au sein de la société japonaise.
L’inverse peut également se produire, cependant. "Les espèces peuvent également rester collectivement connues et saillantes après leur extinction, ou même devenir plus populaires", explique Ricardo Correia, chercheur à l’université d’Helsinki, un autre co-auteur de l’étude. Cependant, notre conscience et la mémoire de ces espèces se transforment progressivement, et deviennent souvent inexactes, stylisées ou simplifiées, et dissociées de l’espèce réelle. Par exemple, une étude a montré qu’après l’extinction de l’ara de Spix - ou grand perroquet bleu- les enfants des communautés locales de son ancienne aire de répartition croyaient à tort que cette espèce résidait ailleurs, à Rio de Janeiro, en raison de son apparition dans le film d’animation « Rio ».
De plus, la majorité des espèces ne peuvent en fait pas s’éteindre socialement, simplement parce qu’elles n’ont jamais eu une présence sociale pour commencer. Ceci est fréquent chez les espèces non charismatiques, petites, cryptiques ou inaccessibles, dont beaucoup ne sont pas encore formellement décrites par les scientifiques. Leurs déclins et extinctions demeurent silencieux et invisibles pour les gens et les sociétés.
Le phénomène des extinctions sociétales peut remettre en cause les efforts de conservation de la biodiversité, car il peut affecter notre perception de l’environnement et les attentes de son état naturel, comme ce qui est normal ou sain. Comme l’avaient suggéré Banksy et Irvin Yalom, les espèces disparaissent deux fois, une fois lorsque le dernier individu cesse de respirer, et une seconde fois lorsque l’espèce s’éteint de la mémoire collective. Cela peut avoir des conséquences importantes pour la déconnexion à la nature documentée dans nos sociétés, notre perception de la gravité de certaines menaces de la biodiversité, et donc le soutien à sa protection. En tant que mesures clés pour lutter contre l’extinction sociétale, les auteurs soulignent l’importance de campagnes de communication ciblées à long terme et d’éducation à la conservation pour raviver, améliorer et maintenir la mémoire des espèces éteintes ou menacées.
Laboratoires CNRS impliqués
- Ecologie, systématique et évolution (ESE - CNRS / AgroParisTech / Univ. Paris Saclay)
- Laboratoire d'Analyse et Modélisation de Systèmes pour l'Aide à la Décision (LAMSADE - CNRS / Univ. Paris Dauphine)
Références
Jarić, I., Roll, U., Bonaiuto, M., Brook, B.W., Courchamp, F., Firth, J.A., Gaston, K.J., Heger, T., Jeschke, J.M., Ladle, R.J., Meinard, Y., Roberts, D.L., Sherren, K., Soga, M., Soriano-Redondo, A., Veríssimo, D. and Correia, R.A. (2022). Societal extinction of species. Trends in Ecology and Evolution (in press)
Article du Journal du CNRS