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Les déplacements successifs des troupeaux appartenant à plusieurs familles d’éleveurs nomades de l’Altaï mongol ont été suivis en continu sur plusieurs années grâce à des colliers GPS. A. Zazzo

Suivre les animaux à la trace grâce à leurs dents

Résultats scientifiques Interaction Homme-Milieux

L'origine géographique des hommes et des animaux peut être approchée par l'analyse isotopique en strontium de l'émail dentaire. Mais la capacité de cette méthode à suivre des mobilités successives reste encore à démontrer. Une étude publiée dans la revue Scientific Reports par des chercheur.e.s du CNRS, du MNHN de l’Inalco et de l’Institut d’Archéologie de Mongolie, dont des scientifiques issus du laboratoire Archéozoologie, Archéobotanique: Sociétés, Pratiques et Environnements (AASPE – CNRS / MNHN), du Centre d’Écologie et des Sciences de la Conservation (CESCO - CNRS / MNHN / Sorbonne Université) et du Centre d’Ecologie Fonctionnelle et Evolutive (CEFE – CNRS / Université de Montpellier / IRD / EPHE), vient combler cette lacune. Les résultats, qui portent sur des dents de moutons appartenant à des éleveurs nomades de Mongolie, et dont les déplacements pluriannuels ont été documentés par un suivi GPS, montrent qu’il est possible de suivre une mobilité fréquente (de l’ordre du mois) grâce à l’analyse isotopique à haute résolution de l’émail. Cette approche originale permet des reconstructions raffinées et beaucoup plus détaillées des pratiques pastorales et donc de la culture nomade en général. Ces résultats offrent de nouvelles perspectives dans diverses disciplines, et notamment en écologie, en anthropologie et en archéologie.

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Les déplacements successifs des troupeaux appartenant à plusieurs familles d’éleveurs nomades de l’Altaï mongol ont été suivis en continu sur plusieurs années grâce à des colliers GPS. Crédit: A. Zazzo

Le potentiel de l'analyse du rapport isotopique en strontium (87Sr/86Sr) de l’émail dentaire pour explorer l’origine géographique et la mobilité des vertébrés actuels et passés n’est plus à démontrer. Cette approche utilise le principe que les variations isotopiques du paysage sont associées à l'âge et à la composition chimique du substrat géologique sous-jacent et se transmettent sans modification aux plantes et aux animaux le long de la chaîne trophique. Le 87Sr/86Sr de l'émail dentaire des vertébrés enregistre donc la valeur substrat géologique au moment de sa minéralisation et détient un enregistrement temporel qui peut être documenté par un échantillonnage séquentiel le long de l’axe de croissance de la dent. On ignore toutefois s’il est possible d’utiliser cette approche pour documenter des mobilités fréquentes en raison du manque de données sur les animaux modernes dont les déplacements sont connus et de l’absence de modèle prédictif de la variation isotopique dans le paysage.

Pour répondre à cette question, les chercheurs ont tout d’abord mené un travail de terrain détaillé auprès de plusieurs familles d’éleveurs nomades de l’Altaï mongol et réalisé un suivi GPS des déplacements de leurs troupeaux pendant trois années consécutives. Ils ont ensuite combiné ces données géolocalisées avec une analyse isotopique fine des dents des mêmes individus par ablation laser (LA-MC-ICP-MS) afin de générer des séries temporelles intra-dentaires à haute résolution. Ce travail a fourni un jeu de données unique et inédit permettant d'étudier la mobilité des animaux avec un niveau de détail jusqu'ici inégalé. Les profils isotopiques ont été interprétés grâce à une carte isotopique locale générée à partir de l’analyse de plantes géolocalisées. Les résultats montrent de manière impressionnante comment des histoires migratoires continues et pluriannuelles d'animaux domestiques peuvent être reconstruites. Bien que, dans l'ensemble, les animaux d'un même troupeau présentent des profils isotopiques similaires, ce n’est pas toujours le cas. Cette découverte inattendue a des implications importantes et démontre l’existence de différences jusqu'à présent inconnues (et donc sous-estimées) entre les individus d’un même troupeau. Cette variabilité isotopique des pâturages à une petite échelle spatiale doit être prise en compte dans les études de mobilité réalisées dans les zones montagneuses et où la géologie peut être complexe. Ce travail a une portée considérable pour de nombreuses disciplines intéressées par l'utilisation des rapports isotopiques en strontium des dents pour établir la provenance géographique, comme cela se fait de plus en plus dans les domaines de la paléoanthropologie, de l'archéologie, de la médecine légale et de l'écologie.

Cette étude est le fruit d’un travail pluridisciplinaire, regroupant anthropologie sociale, écologie du mouvement, archéologie de terrain et géochimie. Elle a bénéficié du soutien financier du CNRS dans le cadre du programme blanc du Projet Exploratoire Premier Soutien (PEPS Isotrack), de l'Agence Nationale de la Recherche (Laboratoires d'Excellence ANR-10-LABX-0003-BCDiv, dans le cadre des "Investissements d'avenir" ANR-11-IDEX-0004-02), du Ministère des Affaires Etrangères et du Développement International (Mission archéologique française en Mongolie), de l'Inalco (Projet Jeune Chercheur) et d’une collaboration avec l’Institut d’Archéologie de l’Académie des Sciences de Mongolie.

Référence

N. Lazzerini, V. Balter, A. Coulon, T.Tacail, C. Marchina, M. Lemoine, N. Bayarkhuu,Ts.Turbat,, S. Lepetz & A. Zazzo (2021). Monthly mobility inferred from isoscapes and laser ablation strontium isotope ratios in caprine tooth enamel. Scientific Reports.

Contact

Antoine Zazzo
Archéozoologie, Archéobotanique : Sociétés, pratiques et environnements (AASPE – CNRS / MNHN)