Singes, tapirs, loutres géantes et jaguars laissent leur empreinte dans les rivières amazoniennes
Inventorier les organismes sans les observer défie l’imagination. Les organismes aquatiques libèrent en permanence de l’ADN dans l’eau qu’il est possible de collecter permettant ainsi de les identifier. Si cela fonctionne pour les animaux vivant en permanence dans l’eau, comme les poissons, pourquoi cela ne fonctionnerait-il pas pour ceux qui vivent sur terre ? En effet, ils se baignent, s’abreuvent dans les cours d’eau ou vivent simplement dans les arbres surplombant les rivières, pouvant ainsi libérer leur ADN dans l’eau. Un consortium composé de chercheurs du laboratoire Évolution et Diversité Biologique (EDB, CNRS / Univ. Toulouse III Paul Sabatier / IRD), du laboratoire SPYGEN (SPYGEN/Vigilife) et de scientifiques guyanais (Association Kwata, ONB, Hydreco) vient de montrer que les grands mammifères amazoniens qu’ils soient aquatiques comme les loutres, semi-aquatiques comme les tapirs ou exclusivement terrestres comme les singes peuvent être inventoriés en collectant leur ADN dans l’eau des rivières. Ces résultats publiés dans la revue Molecular Ecology Resources élargissent le champ d’application de l’ADN environnemental dont l’efficacité est déjà reconnue à ce jour pour inventorier la faune aquatique.
Tous les organismes libèrent en continu de l’ADN dans l’environnement par le simple renouvellement de leurs cellules ou en se décomposant après leur mort. Ce type d’ADN est appelé ADN environnemental ou ADNe. En collectant celui-ci et en retrouvant son appartenance, il est alors possible de dresser une liste des organismes présents dans un écosystème.
Les systèmes riverains sont particulièrement utilisés pour la collecte d’ADNe reflétant ainsi la biodiversité aquatique qui s’y trouve, en particulier celle des poissons. Cependant, l’ADNe aquatique pourrait aussi contenir de précieuses informations sur la biodiversité non aquatique. C’est ce que vient de tester un consortium de chercheurs sur près de 100 sites localisés sur 3 cours d’eau de Guyane. En effet, ils ont collecté de l’eau dans chacun de ces sites, extrait l’ADNe contenu dans l’eau et recherché la trace des grands mammifères, aquatiques ou non.
Les résultats issus de l’ADNe corroborent parfaitement les observations visuelles de mammifères réalisées depuis de nombreuses années par les scientifiques Guyanais, puisque les espèces considérées comme fréquentes ou comme rares sur le territoire Guyanais, le sont également dans les résultats issus de l’ADNe. De plus, les espèces difficilement observables (nocturnes, cryptiques ou aquatiques) ont été détectées plus fréquemment par ADNe que par les inventaires visuels habituels.
Au total, ce sont plus de 30 espèces de grands mammifères qui ont été détectées par les chercheurs. Ces inventaires sont cohérents avec la distribution connue des mammifères au regard de l’occupation humaine. Ainsi, les loutres géantes d’Amazonie ou les singes atèles, connus pour leur sensibilité aux activités humaines, sont préférentiellement rencontrés dans les zones très isolées des occupations humaines. Au contraire, les capybaras (les plus grands rongeurs du globe, atteignant 60kg), peu regardants envers les activités humaines et peu prisés pour leur chair, sont plus largement répartis. Ces analyses ont également permis de détecter des espèces très discrètes telles que le lamantin dans les estuaires, ou le kinkajou, petit carnivore arboricole et nocturne dont la fréquence d’observation tout le long des fleuves s’est révélée bien plus importante qu’attendu.
Cette étude reflète également les impacts des dégradations de l’environnement par l’homme. En effet c’est bien dans les zones très isolées que la faune s’est révélée la plus riche. A contrario, peu d’espèces de mammifères ont été détectées dans les zones plus dégradées, comme le cours moyen du fleuve Maroni, très affecté par l’orpaillage.
Bien que l’ADNe ne permette pas d’obtenir des données aussi précises que les observations visuelles, il permet de détecter rapidement et efficacement la faune présente sur chaque site. Des doutes persistent cependant sur l’exhaustivité de l’inventaire, puisque les quantités d’ADN relâchées dans l’eau sont faibles et dépendent de l’abondance des espèces, de leurs caractéristiques morphologiques et physiologiques, mais aussi de leur affinité avec l’eau. Toutefois, les inventaires par ADNe s’avèrent très prometteurs pour inventorier tant la faune aquatique que terrestre, car ils sont complémentaires des suivis traditionnels de biodiversité par observation visuelle. Il s’agit donc d’un outil d’avenir pour le suivi et la conservation de la biodiversité.
Les objectifs de développement durable
- ODD 14 : Vie aquatique
- ODD 15 : Vie terrestre
Ces travaux de recherche démontrent que les mammifères amazoniens qu'ils soient aquatiques ou terrestres peuvent être inventoriés par collecte de l'ADN qu'ils libèrent dans les cours d'eau. La technique d'inventaire de biodiversité par ADN environnemental constitue donc un complément utile aux méthodes d'inventaire par observation visuelle, tout en étendant la gamme des espèces inventoriées aux espèces nocturnes, cryptiques et aquatiques, difficiles à inventorier par observation visuelle.
Références
« Amazonian mammal monitoring using aquatic environmental DNA », Opale Coutant, Cécile Richard Hansen, Benoît de Thoisy, Jean-Baptiste Decotte, Alice Valentini, Tony Dejean, Régis Vigouroux, Jérôme Murienne & Sébastien Brosse, Molecular Ecology Resources