Les points de basculement sont-ils des concepts appropriés pour l'élaboration de politiques environnementales?

Résultats scientifiques

De nombreuses politiques environnementales pour lutter contre le changement climatique global se concentrent sur des seuils: si un impact, tel que le réchauffement ou la perte de biodiversité, devient trop important, un système écologique peut basculer dans un état différent, souvent moins souhaité. Ces points de basculement suggèrent que les pressions environnementales devraient être inférieures à un certain seuil pour maintenir un écosystème opérationnel. Une équipe internationale de scientifiques, de la Station d’Ecologie Théorique et Expérimentale (SETE) à Moulis (CNRS-Université Paul-Sabatier), a analysé plus de 4600 expériences de terrain et trouvé peu de preuves de seuils. L'étude est publiée dans la revue Nature Ecology and Evolution et conclut que se concentrer sur les seuils pour les points de basculement est risqué car les scientifiques et les décideurs politiques peuvent négliger l'impact des changements graduels sur les écosystèmes.

Au cours des dernières années, de nombreuses études de cas écologiques ont été publiées qui montrent un état de basculement des écosystèmes. Par exemple, les récifs coralliens peuvent passer à un stade dominé par les algues si l'eutrophisation est trop importante et les herbivores trop peu abondants. C'est pourquoi les décideurs politiques s'appuient de plus en plus sur ces seuils pour élaborer des stratégies de sauvegarde durable des écosystèmes. «Cependant, si de tels seuils doivent devenir l'outil standard pour évaluer le changement global, nous devrions être en mesure de montrer à quels niveaux ces seuils pourraient se situer», déclare le Dr Jose M. Montoya, , expert en biodiversité à la SETE. L'étude est le résultat d'une collaboration internationale dirigée par le professeur Helmut Hillebrand, de l'Université d'Oldenburg.

Montoya et ses collègues voulaient donc savoir si les seuils pouvaient être identifiés à partir des données environnementales disponibles ou, mieux encore, s'ils pouvaient être prédits pour différents facteurs de changement environnemental. «Afin de développer des politiques environnementales, nous avons besoin d'une ligne directrice générale», souligne Montoya. «Mais le problème est que, d’un côté, les seuils pourraient être difficiles à détecter dans les écosystèmes naturels lorsque le changement anthropique n’a pas encore été suffisamment important. D'un autre côté, nous ne pouvons pas déterminer les seuils pour chaque processus dans chaque écosystème. »

Pour avoir une meilleure vue d'ensemble de la manière dont les écosystèmes réagissent au changement, les scientifiques se sont tournés vers des données expérimentales dérivées d'efforts de synthèse déjà publiés - ce que l'on appelle des méta-analyses. «C'est une méthode statistique que les écologistes appliquent pour résumer le résultat général de nombreuses expériences sur le terrain ou en laboratoire», explique Hillebrand. En particulier, les analyses portent sur les conséquences des pressions actuelles mais aussi futures, telles que l'augmentation des niveaux de CO2 ou de nutriments. Ils évaluent également les réponses fonctionnelles des écosystèmes, telles que les changements dans le cycle des éléments ou la production de biomasse.

Au total, les auteurs ont utilisé les informations de 36 méta-analyses, qui couvrent 4601 expériences de terrain uniques sur des communautés écologiques naturelles ou proches de la nature. Il s'agit de l’effort de synthèse regroupant le plus grand nombre de cas de la littérature scientifique sur le changement global, selon les auteurs. Chaque expérience a été caractérisée par une certaine pression qui a entraîné une réponse spécifique des communautés écologiques à ce changement. Sur cette base, les auteurs ont calculé la taille dite de l'effet, c'est-à-dire la force de réponse d'un système. Les chercheurs ont ensuite conçu des outils statistiques qui leur ont permis de tester si l'ampleur de la réponse était liée à la force de la pression. Si tel était le cas, ils ont cherché à savoir s'il y avait une certaine pression là où des réponses extraordinairement fortes ont commencé à se produire. Ce changement de réponse indiquerait alors la présence de seuils.

« Les résultats de cette analyse ont été impressionnants », dit Montoya. Alors que la grande majorité des 36 méta-analyses ont révélé que la force de la pression affectait l'ampleur de la réponse, très peu (3 sur 36) ont montré des preuves statistiques de la transgression du seuil. Cependant, le fait que des seuils n'aient pas émergé pourrait encore signifier deux choses, souligne Montoya : « Les seuils sont soit vraiment absents, soit ils existent mais ils restent indétectables par notre approche statistique ».

Pour élucider cette question, les auteurs ont simulé des ensembles de données où l'absence ou la présence de seuils est connue et, le cas échéant, où le seuil pourrait prendre une forme différente reflétant les discussions en cours dans la littérature écologique. Lorsqu'il y avait peu de bruit statistique dans les ensembles de données simulés, les scientifiques ont pu distinguer les cas avec et sans seuil. Cependant, dès l'introduction d'un bruit statistique modéré, les seuils deviennent indétectables. Le bruit statistique imitait des situations probables dans les données réelles, par exemple différentes amplitudes de pression nécessaires pour la transgression du seuil ou différentes amplitudes de réponse autour du seuil.

Selon Montoya, ce résultat a des implications majeures : « Si les scientifiques ne peuvent pas mesurer à quel point un certain écosystème est proche d'un seuil induisant un point de basculement, dans quelle mesure un règlement ou une politique peuvent-ils alors se fonder sur un tel seuil ? Je pense que nous devons abandonner l'idée d'espaces opérationnels sûrs. Cela donne l'impression complètement erronée que les petites pressions n'affectent pas du tout les écosystèmes ». L'analyse statistique des données démontrerait plutôt que les réponses, même au plus petit changement, peuvent être importantes. « Si nous attendons de voir des points de basculement clairs en réponse à l'un des principaux changements environnementaux induits par l'homme, tels que le réchauffement ou le changement de la biodiversité, nous risquons de négliger les petits changements graduels qui se résument à une ligne de base changeante au fil du temps, c'est-à-dire un changement dans la perception de ce à quoi ressemble un écosystème sain », ajoute Montoya. Selon lui, les scientifiques et les décideurs politiques devraient donc repenser l'utilisation de seuils dans la gestion des écosystèmes et travailler plutôt avec des critères plus nuancés pour pouvoir agir selon le principe de précaution.

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L'étude de Hillebrand et al. alerte sur le fait que les réactions des écosystèmes naturels aux changements environnementaux mineurs ne doivent pas être sous-estimées. © Helmut Hillebrand

 

Contact

Jose M. Montoya
Station d’Ecologie Théorique et Expérimentale (SETE - CNRS/Univ. Toulouse Paul Sabatier)
Dalila Booth
Communication - Station d’Ecologie Théorique et Expérimentale (SETE - CNRS/Univ. Toulouse Paul Sabatier)