D’anciennes traces d’adaptation détectées dans les génomes des papillons suggèrent un rôle prépondérant des plantes hôtes dans leur diversification
Les insectes herbivores représentent 25 % de la diversité terrestre. Pour expliquer leur grande diversité, une hypothèse de longue date affirme que leur diversification est directement liée à celle des plantes. Une étude publiée dans la revue Nature Communications tente de comprendre l’origine et la diversification de la méga-diversité des insectes phytophages. Les résultats de ces travaux, issus d’une collaboration internationale incluant des chercheurs de l’Institut des Sciences de l’Evolution de Montpellier (ISEM – CNRS/EPHE/IRD/Université de Montpellier), suggèrent que le succès évolutif des insectes, comme les papillons, pourrait être lié aux changements récurrents de plantes hôtes (ressource alimentaire). Ces changements ont laissé des traces d’adaptations génétiques dans leurs génomes et sont aussi associés à des accélérations de diversification.
Comprendre le rôle des interactions entre organismes dans l’évolution des espèces est une question majeure en écologie. Une grande partie de la diversité des espèces sur Terre est composée d’insectes et de plantes, deux groupes reliés par un grand nombre d’interactions. Depuis le milieu du 20e siècle, les théories liant une telle diversité et ces interactions spécifiques s’accumulent.
Les papillons appartenant à la famille des Papilionidae sont un groupe emblématique à l’origine de cette question. Ces papillons sont spécialisés dans la consommation de plantes toxiques avec notamment 30 % des espèces de la famille (~157/570 espèces) consommant exclusivement des plantes de la famille des aristoloches (Aristolochiaceae). La consommation de telles plantes prodigue un avantage aux larves de ces papillons qui, en séquestrant les toxines des plantes, deviennent à leur tour toxiques. Proposée dans les années 60 et devenue célèbre depuis, une théorie, dite de l’évitement et de diversification, vise à expliquer la grande diversité des insectes et des plantes par l’existence d’une course aux armements perpétuels entre ces deux groupes avec d’un côté les plantes évitant la prédation des insectes, et de l’autre les insectes contournant les défenses des plantes pour avoir accès à cette ressource.
L’émergence de nouvelles technologies et de nouvelles méthodes ont permis d’étudier plus finement les relations plantes-insectes et ont mis en évidence l’effet de ces interactions dans l’évolution de ces deux groupes. Par exemple, avant de débuter cette étude, les scientifiques savaient que certains gènes de la famille des cytochromes P450 sont en partie responsables de l’adaptation aux plantes, notamment pour détoxifier les composés toxiques des plantes. L’importance de ces gènes est bien connue si bien que quelques mutations permettent ou empêchent la consommation de telle ou telle famille de plante. Cependant, l’adaptation aux plantes met probablement en jeu de nombreux gènes, car hormis la détoxification, cette adaptation implique que la femelle soit capable de détecter sa plante de prédilection, ou encore que les chenilles puissent se développer normalement et survivre dans ce milieu. Ainsi, la communauté scientifique soupçonnait depuis longtemps que les changements de plantes au cours de l’histoire évolutive d’un groupe devaient impliquer des effets de sélection sur de nombreux gènes, pas seulement les gènes de la famille des cytochromes P450.
Dans ce contexte, les chercheurs ont tout d’abord inféré les relations de parenté entre les différentes espèces de Papilionidae et reconstitué leurs préférences ancestrales de plantes hôtes à travers le temps. Ainsi, ils ont pu montrer que les Papilionidae se nourrissait probablement de plantes appartenant à la famille des Aristolochiaceae et plus particulièrement au genre Aristolochia. Pour confirmer ce résultat, les chercheurs ont également reconstruit la phylogénie des plantes hôtes ancestrales des Papilionidae (c.à.d. les aristoloches). A partir de la répartition mondiale de ces deux groupes d’insectes et de plantes, il a ensuite été possible d’estimer la biogéographie historique – le déplacement dans le temps et dans l’espace – des espèces de Papilionidae et d’Aristolochiaceae. Les chercheurs ont ainsi découvert que ces deux groupes étaient tous deux apparu il y a environ 55 millions d’années et originaires d’une région nordique appelée la Béringie. Cette région reliant l’ensemble des continents de l’hémisphère Nord présentait un climat et une végétation de type tropical à cette époque.
Bien qu’initialement distribués dans l’hémisphère Nord, papillons et plantes hôtes ont ensuite migré à travers les continents et sont maintenant distribués mondialement. Cette migration s’est accompagnée pour les Papilionidae de changements majeurs de plantes hôtes depuis leur origine. En effet, une douzaine de familles de plantes est consommée par les Papilionidae de nos jours. A partir des reconstructions de plantes hôtes ancestrales, il a été possible d’identifier les branches de la phylogénie des Papilionidae qui ont conduit à des changements de plantes hôtes. Autrement dit, nous savons à quel moment, dans l’évolution des Papilionidae, certaines lignées de Papilionidae se sont spécialisées sur une famille de plante hôte différente.
L’identification de ces changements de plantes hôtes a ensuite permis de tester si ces changements ont entraîné, chez les groupes d’espèces concernés, une augmentation du taux de diversification comme attendu selon la théorie. Effectivement, les différents changements de plantes hôtes sont généralement associés avec des accélérations de la diversification. En d’autres termes, plus d’espèces se sont formées suite à un changement de plante hôte que suite à un maintien de plante hôte. Ceci montre que le contournement des défenses d’hôtes potentiels représente une opportunité écologique par l’ouverture d’une nouvelle niche à explorer.
A partir des génomes des Papilionidae, les chercheurs, dont plusieurs sont issus de l’Institut des Sciences de l’Evolution de Montpellier (ISEM – CNRS/EPHE/IRD/Université de Montpellier), ont aussi pu montrer une association entre la quantité de gènes présentant des traces d’adaptations et les changements de plantes hôtes. Ils ont en effet détecté plus de gènes avec des traces de sélection positive (marque d’adaptation) lors d’un changement de plante hôte que lorsqu’aucun changement de plante hôte n’est observé. Ce résultat indique qu’un grand nombre de gènes est potentiellement impliqué dans le contournement des défenses et l’adaptation des papillons vers de nouvelles plantes hôtes. Ainsi, malgré nos connaissances sur le rôle de gènes clefs comme les gènes de détoxification (comme par exemple les gènes de la famille des cytochromes P450) dans le contournement des défenses des plantes, ces résultats suggèrent un effet plus global des changements de plante hôte sur l’évolution des Papilionidae. Cette étude confirme les attentes des scientifiques selon lesquelles les changements de plantes hôtes sont complexes et nécessiteraient donc un certain nombre d'adaptations, qui affecteraient probablement divers gènes au-delà de ceux directement liés à la détoxification des composés toxiques.
De manière plus générale, cette étude, publiée dans Nature Communications, a aussi établi un lien entre les changements écologiques, les adaptations à l'échelle du génome et les conséquences macroévolutives, qui confirment l'importance des interactions écologiques en tant que moteurs de l'évolution sur de longues périodes de temps.
Les objectifs de développement durable
- ODD 15 : Vie terrestre
Ce travail contribue à la compréhension de la biodiversité terrestre,notamment l’origine des espèces et l’évolution de cette diversité au cours du temps afin de mieux appréhender les causes sous-jacentes aux patrons de richesse spécifique observés aujourd’hui.
Références
Allio R., Nabholz B., Wanke S., Chomicki G., Pérez-Escobar O.A., Cotton A.M., Clamens A.-L., Kergoat G.J., Sperling F.A.H. & Condamine F.L. (2021) Genome-wide macroevolutionary signatures of key innovations in butterflies colonizing new host plants. Nature Communications, 12, 354.
Publication en accès libre tout public et disponible avec le lien suivant : https://rdcu.be/cduHt