Changements trophiques des poissons cichildes liés au changement climatique
Les poissons cichlides forment l’une des familles de vertébrés les plus diversifiées et ils constituent un modèle de référence en biologie évolutive de radiations adaptatives. L’adaptation trophique aux environnements contrastés est considérée comme l’un des moteurs principaux de leur évolution. Cependant, l’hypothèse que le changement climatique aurait fortement affecté leur morphologie trophique n’a pas été testée rigoureusement. Dans une nouvelle étude1 , publiée dans Ecosphere de l’Ecological Society of America, une équipe internationale de chercheurs de l’Université de Gand, du National Museums of Kenya, de l’Université d’Amsterdam et du laboratoire Évolution, Écologie et Paléontologie (Evo-Eco-Paleo - CNRS/Univ Lille), a documenté la morphologie des dents d’une cichlide endémique du lac Chala, O. hunteri, sur une période de 25 000 années. Période au cours de laquelle le lac a subi six phases alternant niveau haut (période humide) et niveau bas (période sèche). En documentant la morphologie trophique sur cette période, les chercheurs ont observé des changements récurrents qui reflètent des changements environnementaux liés au climat. Les résultats indiquent que O. hunteri s’est ajusté de façon répétitive aux changements de son habitat local.
- 1Financée en partie par l'ANR
Le changement d’habitat induit par le climat est souvent évoqué comme un facteur important de spéciation et de radiation évolutive chez les poissons cichlidés. Mais les études qui établissent un lien direct entre des changements d’environnement à long terme et des changements morphologiques font défaut. Une des difficultés qui empêche ce type d’étude de façon précise est l’impossibilité de pouvoir retracer avec certitude des changements trophiques que l’on aurait pu associer à des changements climatologiques. Dans cette étude, à laquelle a participé un chercheur CNRS du laboratoire Evolution, Ecologie et Paléontologie (Evo-Eco-Paleo - CNRS/Univ Lille), l’équipe a pu exploiter des aspects uniques des écosystèmes du lac de cratère Chala au Kenya et en Tanzanie.
Dans ce lac isolé, ils ont documenté des changements dans la dentition orale d’Oreochromis hunteri, la seule espèce de poisson endémique et indigène du cratère de l’Afrique de l’Est et ce, au cours des fluctuations du niveau du lac au de ces 25 000 dernières années. Des dents fossiles ont été récupérées pendant six périodes d’alternance hydrologique associées à des tendances pléistocéniques et holocéniques en matière de précipitation et de sécheresse. Leurs morphologies précises ont ensuite été documentées. En amont, O. hunteri étant peu connu, les chercheurs ont construit un cadre de référence moderne pour l’étude de la morphologie des assemblages de fossile : ils ont analysé la variabilité de la morphologie de la dent buccale au sein des populations de poissons modernes.
Ces analyses ont indiqué que, comme pour les autres cichlidés, O. hunteri a remplacé progressivement sa dentition buccale bicuspide / tricuspide par des dents unicuspides après maturité sexuelle. L’étude constate des changements systématiques et récurrents dans l’abondance relative de ces types de dentitions buccales, avec une proportion élevée d'unicuspides au cours des périodes sèches. De plus, les assemblages d’O. hunteri dérivés des périodes sèches ont systématiquement développé une dentition unicuspide et une taille corporelle plus petite, comparés aux conspécifiques qui ont éprouvé des conditions de niveau haut du lac. Étant donné que les conditions sèches ont créé une zone non-négligeable d’habitat avec des substrats mous, ce qui n’est pas disponible dans les périodes humides, le changement associé de la dentition orale semble refléter l’exploitation de ce nouvel habitat que ce soit pour se nourrir ou se reproduire.
Le caractère récurrent des changements observés indique que O. hunteri s’est adapté systématiquement au changement de l’habitat local et que le changement morphologique de la dentition buccale a favorisé sa persistance à long terme dans un écosystème aquatique présentant le double défi d’être à la fois sensible au changement climatique (créant un flux dans les stratégies sélectives) et isolé des populations environnantes (limitant le flux de gènes). Dans le lac Chala, des fluctuations climatiques anciennes du niveau du lac n’ont pas favorisé directement la spéciation chez O. hunteri, mais des goulots d'étranglement de la population peuvent avoir contribué à sa divergence par rapport à son espèce sœur, Oreochromis jipe.
Référence
: Dieleman, J., B. Van Bocxlaer, W. D. Nyingi, A. Lyaruu, D. Verschuren, 2019 Recurrent changes in cichlid dentition linked to climate-driven lake-level fluctuations. Ecosphere 10(4): 17 p.