Aux origines de la socialité : la piste inattendue de Braula coeca, une drosophile parasite des abeilles
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Cet article, publié dans Current Biology, s’intéresse au génome du pou de l’abeille (Braula coeca), une drosophile parasite de l’abeille mellifère. Il révèle que Braula provient d’un ancêtre inféodé à la sève et dépendant de la cire et du miellat produit par les cochenilles. Le parasitisme implique aussi le transfert d’un élément génétique mobile (un transposon) entre les génomes de l’hôte et du parasite ainsi que la perte convergente de gènes sensoriels et de détoxication entre Braula et l’abeille.
Les colonies d’insectes sociaux comme les abeilles regorgent de richesses jalousement gardées par une armée de soldats prêts à en découdre, à laquelle vient s’ajouter une puissante défense chimique interdisant toute progéniture qui ne serait pas engendrée par la reine. C’est pourquoi les parasites de ces colonies sont le plus souvent génétiquement proches de leur hôte. Cependant, des parasites plus éloignés réussissent parfois à s’établir dans ces colonies. Comment des organismes avec des génomes aussi différents parviennent-ils à s’adapter de manière convergente en réponse à un environnement social aussi particulier ?
Le pou de l’abeille Braula coeca est un parasite de l’abeille Apis mellifera. C’est un petit insecte aveugle et sans ailes qui passe toute sa vie dans la ruche sans jamais la quitter. Ses pattes démesurément longues lui permettent de s’accrocher aux poils des abeilles, à la manière d’un pou, dont on ne peut le détacher qu’au prix de grands efforts. Ces poux sont présents en grand nombre sur la reine, où ils se nourrissent du miel qu’elle reçoit des ouvrières. Les femelles pondent leurs œufs dans les alvéoles de la ruche et les larves creusent de longs tunnels directement dans la cire où elles vont former leur pupe.
Réaumur a décrit Braula pour la première fois en 1740 mais depuis, sa morphologie particulière a compliqué son positionnement parmi les insectes. Ce n’est que grâce à des outils moléculaires que Braula a récemment été placé parmi les drosophiles, le groupe d’insectes dont la génétique est la mieux connue. En utilisant les données génomiques de nombreuses espèces, les auteurs de la présente étude ont pu placer l’espèce plus précisément dans la sous-famille peu connue des Steganinae. Par ailleurs, en reconstruisant les niches écologiques ancestrales à l’aide d’un arbre de parenté des espèces, il apparaît que l’ancêtre de Braula était inféodé à la sève des arbres. Les adultes se nourrissaient du miellat produit par les cochenilles et leurs larves se développaient dans la cire produite par ces mêmes cochenilles. Cela pourrait expliquer l’association actuelle de Braula avec le miel et la cire des abeilles. A contrario, la lignée à l’origine de leurs apparentées drosophiles volantes (comme Drosophila melanogaster) a, elle, évolué vers un habitat plus ouvert et diversifié avec l’exploitation des fruits, des fleurs ou des champignons ainsi que de leur flore microbienne.
Bien que les parasites aient habituellement de petits génomes (108 millions de bases – 108 Mb – pour le pou de l’homme), ce n’est pas le cas pour Braula qui présente un génome de grande taille (309 Mb) correspondant à la taille ancestrale chez les Steganinae. Son analyse détaillée a mis en évidence le transfert d’un élément génétique mobile avec le génome de l’abeille. De plus, des gènes appartenant à plusieurs familles ont évolué de manière convergente entre Braula et l’abeille. Ces familles de gènes jouent notamment un rôle dans le métabolisme et l’immunité mais aussi dans la perception des odeurs et du goût. Plus particulièrement, des récepteurs à l’amertume ont été massivement perdus chez le parasite et son hôte. Ces changements évolutifs concordent avec un environnement aseptisé ainsi qu’avec un régime alimentaire fait de miel, de pollen et de cire. Quant aux récepteurs des odeurs, seuls ceux potentiellement impliqués dans la détection d’arômes de fleurs ou de composés chimiques émis par les abeilles ont été conservés. Enfin, parmi les gènes perdus se trouvent des récepteurs jouant possiblement un rôle dans la détection des phéromones anti-ovariennes émises par la reine qui empêche toute ouvrière de se reproduire. Cette dernière piste permettra sûrement d’élucider dans un futur proche le « paradoxe Braula » : comment cet insecte est-il capable de se reproduire dans la ruche malgré un environnement fortement stérilisant qui est à la base même de l’évolution de la socialité ?
Référence de la publication
Bastide, H., Legout, H., Dogbo, N., Ogereau, D., Prediger, C., Carcaud, J., Filée, J., Garnery, L., Gilbert, C., Marion‐Poll, F., Réquier, F., Sandoz, J., & Yassin, A. The genome of the blind bee louse fly reveals deep convergences with its social host and illuminates Drosophila origins. Current Biology, publié le 2 février 2024.
Laboratoire CNRS impliqué
Évolution, Génomes, Comportement et Écologie (EGCE, CNRS/IRD/Univ. Paris-Saclay)