L’origine des singes du Nouveau Monde de plus en plus déroutante
Une équipe internationale de paléontologues et de géologues (France, Brésil et Argentine), mobilisant notamment des chercheurs et doctorants de l'Institut des Sciences de l'Évolution de Montpellier, relate la découverte au fin fond de l’Amazonie brésilienne d’un minuscule primate qui bouscule les origines des singes du Nouveau Monde. Révélée par une seule dent fossile, cette espèce nous renseigne notamment sur la taille et le régime alimentaire des primates ayant colonisé l’Amérique du Sud il y a plus de 35 millions d’années (Ma), à partir de l’Afrique. Un détail déroutant toutefois, ce nouveau primate est bien un proche parent de formes primitives... mais d’Asie du Sud.
Tout comme les rongeurs caviomorphes (cochons d’Inde, capybaras, chinchillas, etc.), les singes sud-américains ou platyrrhiniens (capucins, ouistitis, sagouins, sakis, singes écureuils, araignées et hurleurs) comptent de nos jours parmi les mammifères les plus diversifiés des Néotropiques. Reconstruire les origines, l’histoire géographique et les premières phases de l'évolution de ces mammifères-là figure parmi les questions les plus attrayantes et les plus difficiles à résoudre en paléobiologie. Dans les archives fossiles d'Amérique du Sud, ces deux groupes apparaissent soudainement au milieu du Cénozoïque (40-30 Ma), consensuellement à partir d’ancêtres africains.
De récentes découvertes de fossiles en Amazonie péruvienne ont révélé que deux groupes distincts de primates anthropoïdes d'origine africaine avaient colonisé l'Amérique du Sud. Une expédition paléontologique, menée sur le Rio Juruá en Amazonie occidentale (Brésil), a conduit à la découverte d’un nouveau petit primate fossile très surprenant : Ashaninkacebus simpsoni. Son nom est à la fois une dédicace aux communautés natives Asháninka vivant dans la région et au célèbre paléontologue évolutionniste, George G. Simpson, pionnier dans les années 50 des recherches paléontologiques sur le Rio Juruá. Ce minuscule Ashaninkacebus bouscule l’origine des singes du Nouveau Monde car son analyse suggère qu’un troisième groupe d’anthropoïdes aurait participé à la colonisation de l'Amérique du Sud par les primates non-humains. En effet, et c’est encore plus étonnant, la dent de ce nouveau primate est bien plus proche morphologiquement de celles des formes primitives d’Asie du Sud, les Eosimiidae, que de celles des primates africains habituellement considérés. Il faut dire que la présente analyse, en reconsidérant le statut de certaines formes énigmatiques d’Afrique, démontre que les éosimiidés étaient aussi présents en Afrique il y a 40 Ma. L'Afro-Arabie, qui était alors une île-continent, a manifestement joué le rôle d'une escale biogéographique entre l'Asie du Sud et l'Amérique du Sud pour les primates (et aussi pour les rongeurs !).
Les données indiquent qu’Ashaninkacebus avait une taille très réduite (~230 g), proche de celle des petits ouistitis actuels, et qu'il se nourrissait principalement d'insectes et peut-être de fruits. Ces caractéristiques ont de toute évidence augmenté les chances de survie de ses proches ancêtres sur une île flottante naturelle (méga-radeau) au cours de l’extraordinaire traversée de l’Atlantique vers l'Amérique du Sud depuis l'Afrique il y a quelques 40 millions d’années. Enfin, les estimations des temps de divergence entre les espèces de l'Ancien et du Nouveau Mondes pointent le rôle potentiel des phénomènes météorologiques intenses associés au réchauffement et intervenus à la même époque en Afrique de l'Ouest, lesquels auraient favorisé la formation de ces îles flottantes (lambeaux de terre et de plantes détachés des marges des grands fleuves lors de crues intenses).
Primates et rongeurs, arrivés en Amérique du Sud par le fruit du hasard, sont aujourd’hui parmi les mammifères les plus diversifiés du continent. Cette diversité résulte de millions d’années d’évolution sur place. Comme leurs prédécesseurs fossiles, singes et rongeurs actuels s'épanouissent dans les vastes forêts tropicales d’Amazonie. Ces dernières subissent un fractionnement plus marqué chaque jour, sous l'effet de la pression anthropique. Mieux connaître l'histoire au long cours de ces mammifères montre à quel point les extraordinaires écosystèmes qui les abritent sont vulnérables.
Laboratoire CNRS impliqué
- Institut des Sciences de l'Évolution de Montpellier (ISEM - CNRS / IRD / Université de Montpellier)
Référence
Marivaux, L., Negri, F. R., Antoine, P.-O., Stutz, N., Condamine, F. L., Kerber, L., Pujos, F., Ventura Santos, R., Alvim, A. M. V., Hsiou, A. S., Bissaro Júnior, M. C., Adami-Rodrigues, K. & Ribeiro, A. M. (2023). An eosimiid primate of South Asian affinities in the Paleogene of Western Amazonia and the origin of New World monkeys. PNAS.