Quand le changement climatique faisait disparaître les primates folivores d’Europe
Il y a 8 à 7 millions d’années, un changement climatique entraînait l’émergence de nouveaux milieux proches de la savane dans les Balkans. Ce changement a impacté l’alimentation de Mesopithecus, un genre de primate éteint de la famille des colobes, mais aussi son évolution, provoquant la disparition des formes les plus folivores (qui consomment des feuillages). C’est ce que démontre l’étude de ses molaires à partir de deux méthodes : les textures des micro-usures et la topographie 3D. Ce travail a été publié par des chercheurs du Laboratoire Paléontologie Evolution Paléoécosystèmes Paléoprimatologie (PALEVOPRIM - CNRS / Université de Poitiers) le 15 juin 2021 dans la revue Evolution.
Aujourd’hui, on ne trouve plus de primates non-humains à l’état sauvage en Europe (à l’exception des macaques de la péninsule de Gibraltar). Mais au Miocène (entre 23 et 5 millions d’années avant le présent), l’Europe était un havre de biodiversité pour les primates. On y trouve de nombreuses espèces d’hominoïdes (comme les gibbons et les grands singes actuels, nos plus proches parents), mais aussi de cercopithécoïdes (comme les macaques, babouins, colobes et guenons actuels) ou encore de pliopithécoïdes (un groupe frère des hominoïdes et des cercopithécoïdes, exclusivement fossiles).
Et puis, vers la fin du Miocène (il y a environ 10 millions d’années), le climat se refroidit et s’assèche. S’ensuit un remplacement progressif des forêts par de nouveaux milieux – marais, prairies, savanes, etc. Ce changement est tenu responsable de la disparition d’une grande partie de la faune européenne de l’époque – dont les pliopithécoïdes et les grands singes. En parallèle à ces extinctions, les cercopithécoïdes se dispersent en Europe, et tout particulièrement les colobinés (des singes pour la plupart arboricoles et folivores, c’est-à-dire qu’ils se nourrissent principalement du feuillage des arbres). De précédentes études semblaient toutefois montrer que les premiers colobinés d’Europe – le genre fossile Mesopithecus – étaient plutôt terrestres, et qu’ils avaient une alimentation plus opportuniste que leurs représentants actuels. A la fin du Miocène, l’espèce Mesopithecus pentelicus est répandue sur une large part de l’Europe centrale et méridionale et semble s’épanouir sous ces latitudes.
Mais la réalité est plus complexe. Dans une étude publiée dans le journal Evolution, des chercheurs du Laboratoire Paléontologie Evolution Paléoécosystèmes Paléoprimatologie (PALEVOPRIM - CNRS / Université de Poitiers) se sont intéressés au genre Mesopithecus dans les Balkans, entre 8,7 et 7,2 millions d’années. C’est un contexte particulièrement intéressant, car la faune suggère une extension de milieux similaires aux savanes sujettes à une variation saisonnière marquée des ressources alimentaires. Les chercheurs ont étudié l’alimentation de Mesopithecus en combinant deux approches : en premier lieu, la texture des micro-usures dentaires, qui permet d’estimer la nature des repas des derniers jours à semaines d’un animal à partir des traces microscopiques laissées à la surface de l’émail par les aliments. Les textures des micro-usures dentaires indiquent bien un changement de comportement alimentaire, avec une plus grande diversité d’aliments qui coïncide avec l’extension de la savane pour Mesopithecus. Dans un second temps, les chercheurs ont étudié la topographie des dents (plus particulièrement leur relief et leur tranchant) pour inférer ce que ces primates étaient capables de manger et mieux comprendre leur évolution. Ils ont découvert que la morphologie des dents est également affectée par le changement environnemental qui se produit dans les Balkans à la fin du Miocène. En effet, les tous premiers colobinés (Mesopithecus delsoni) étaient plus adaptés à la consommation de feuilles. Mais entre 8,0 et 7,5 millions d’années, c’est une seconde espèce plus adaptée à la consommation d’aliments résistants, tels que les graines ou les tubercules, et moins dépendante des feuilles qui se répand dans toute l’Eurasie (M. pentelicus).
Les colobes d’Europe étaient donc vraisemblablement folivores eux-aussi, avant qu’un changement environnemental ne sélectionne les formes les plus opportunistes… et ne provoque la disparition des autres. Au cours du Miocène terminal, on trouvera des colobinés folivores sur quelques sites fossilifères européens, mais surtout en Asie et en Afrique où ils persisteront jusqu’à nos jours.
Le changement climatique qui s’est produit en Europe au Miocène tardif et celui qui se produit dans le monde entier aujourd’hui ont des origines très différentes. Pourtant, leurs conséquences pourraient être similaires, et de nombreuses espèces de primates pourraient disparaître si leurs habitats et leurs ressources alimentaires ne sont pas préservés.
Objectifs de Développement durable
- 13 : Mesures relatives à la lutte contre les changements climatiques. Ces recherches participent à avertir l’opinion et les décideurs des effets indirects du changement climatique sur la biodiversité – ici les risques de disparition des espèces de primates, si rien n’est fait pour préserver leur environnement. En parallèle, elles proposent de nouveaux outils pour quantifier les effets du climat sur le comportement des primates.
- 15 : Vie terrestre. Ces recherches démontrent une fois de plus que la disparition des forêts, même lente et progressive, perturbe à la fois le comportement des espèces et leurs chances de survie. Elles soutiennent et justifient les initiatives de protection des forêts et de reboisement.
Références
Thiery G, Gibert C, Guy F, Lazzari V, Geraads D, Spassov N, Merceron G. From leaves to seeds? The dietary shift in late Miocene colobine monkeys of southeastern Europe. Evolution. 2021 Jun 15. doi: 10.1111/evo.14283. Epub ahead of print. PMID: 34131927.