Les enfants de Cro-Magnon : variabilité morphologique et pratiques funéraires
Bien que les squelettes adultes découverts en 1868 sur le site de l’abri rocheux de Cro-Magnon (Dordogne, France) aient été étudiés plusieurs fois, les restes immatures, connus sous le nom de Cro-Magnon 5 et exhumés à la même époque, n’ont été analysés qu’une seule fois en détail, il y a une trentaine d’années. Depuis lors, des doutes ont persisté concernant, en particulier, le nombre minimum d’individus présents dans l’assemblage. Les résultats d’une nouvelle analyse montrent que la morphologie des vestiges ne présente pas de particularité par rapport au corpus de comparaison constitué de sujets datés du Pléistocène récent et de l’Holocène. Ils viennent confirmer la présence de trois nouveau-nés et d’un nourrisson plus âgé, ce qui, ajouté à la présence de trois adultes plus âgés et d’un autre adulte d’âge indéterminé, soulève la question d’éventuelles pratiques funéraires sélectives dans les populations chasseur-cueilleurs du Gravettien ancien (33-31000 Cal. BP). Cette étude est parue dans Journal of Archaeological Science Reports1 .
- 1Cette étude a été conduite par des membres du laboratoire PACEA (CNRS UMR 5199, Pessac, France) et de l’Université de Washington (Department of Anthropology, Saint Louis, USA) dans le cadre du projet Gravett'Os (ANR-15-CE33-0004), grâce à la mise à disposition des ossements de Cro-Magnon 5 par le Musée de l’Homme (Museum d’Histoire naturelle de Paris, Paris, France).
Les ossements immatures de l’abri sous roche de Cro-Magnon
Le site de l’abri sous roche Cro-Magnon, sur les rives de la Vézère en Dordogne, bénéficie d’une célébrité considérable depuis la découverte par Lartet en 1868 d’ossements humains associés à des restes de faune éteinte et d’artefacts préhistoriques. Longtemps attribués à l’Aurignacien ancien, les ossements ont été récemment datés au Gravettien ancien (33-31000 Cal. BP.), ce qui confirme qu’il s’agit d’un des plus grands et plus anciens assemblages de restes d’hommes modernes en Europe. Le rapport de fouille d’origine mentionne la découverte des restes appartenant à quatre adultes et un nouveau-né. Les restes immatures, regroupés sous l’appellation de Cro-Magnon 5, sont longtemps restés considérés comme appartenant à un seul individu, jusqu’à ce que l’étude de Gambier (1986) identifie trois ou peut-être quatre sujets, dont deux ou trois décédés en période périnatale, et un à la fin de la première année de vie. Les publications suivantes, toutefois, ne font plus mention que d’un seul sujet immature. S’insérant dans le contexte d’une reprise des analyses portant sur les individus adultes du site (Thibeault et Villotte, 2018), cette nouvelle étude portant sur les restes immatures a eu pour objectif de poursuivre leur étude biologique (évaluation des âges au décès, confirmation du Nombre Minimum d’Individus, appréciation de la variabilité morphologique et propositions de réassociations entre les ossements), et ce dans le but de questionner l’existence d’éventuelles pratiques funéraires sélectives sur le site.
Âges au décès des individus, réassociations des ossements et variabilité morphologique
Les os de Cro-Magnon 5 correspondent à trois fragments de crâne, deux fragments d’os longs du membre supérieur, ainsi que sept fragments ou os longs du membre inférieur. Ils sont tous incomplets, avec des degrés variables d’érosion, notamment au niveau des extrémités. Tous présentent des traces d’ocre rouge sur leur surface. Dans la mesure où trois fémurs gauches appartiennent à des individus décédés en période périnatale et dans les semaines suivant la naissance, et un fragment d’humérus et deux fragments crâniens à un sujet décédé un peu avant la fin de la première année de vie, les os correspondent au minimum à quatre individus, tous morts en très bas âge. Des réassociations ont été proposées à partir des dimensions globales et de la morphologie des éléments osseux. Leur étude morphologique a montré que les restes s’insèrent dans la variabilité du corpus de comparaison constitué de sujets du même âge, issus de collections du Pléistocène récent et de l’Holocène. Un des éléments osseux, un fémur gauche dont l’attribution au taxon humain avait prêté à discussion dans l’étude de Gambier (1986), pourrait potentiellement s’écarter légèrement de la variabilité normale de la classe d’âge, avec une apparence robuste et des extrémités élargies. Si les auteurs confirment qu’il s’agit bien d’un fémur humain, les altérations des métaphyses ne permettent pas d’aller plus loin dans l’étude métrique de l’os, ni dans la discussion d’une éventuelle pathologie du développement.
Les pratiques funéraires du site de Cro-Magnon
Plusieurs des critères habituellement évoqués pour confirmer l’intentionnalité du dépôt permettent d’identifier l’abri rocheux de Cro-Magnon comme un site funéraire, même si le manque de documentation concernant les fouilles de 1868 ne permet pas de discuter précisément de l’organisation des sépultures. L’inhumation soignée de sujets immatures, de même que le dépôt sur un même site d’enfants et d’adultes, ne sont pas inhabituelles au Paléolithique Supérieur moyen. Plusieurs sites européens ont en effet montré des dispositifs funéraires élaborés, y compris pour des nouveau-nés. Le recrutement du site de Cro-Magnon, avec l’association de quatre enfants en bas âge et de quatre adultes, dont trois âgés et un malade, apparaît en revanche tout à fait particulier pour le Gravettien, et suggère de possibles pratiques funéraires sélectives, peut-être liées à la perception de niveaux de vulnérabilité similaires. Quelles que soient les interprétations possibles de ce profil démographique, l’étude confirme que le site de Cro-Magnon demeure un site majeur pour la compréhension de la paléobiologie et des pratiques funéraires du Paléolithique Supérieur.
Référence
The Cro-Magnon babies: Morphology and mortuary implications of the Cro-Magnon immature remains. Caroline Partiot, Erik Trinkaus, Christopher J.Knüsel, Sébastien Villotte. Journal of Archaeological Science. Avril 2020.