Divergence morphologique adaptive associée à une radiation des gastropodes du lac Malawi
La radiation évolutive est l’apparition accélérée de nouvelles espèces à partir d’un ancêtre commun. Un mécanisme important générateur de radiations est la divergence écologique, ou autrement dit quand des barrières de reproduction se développent suite à l’occupation d’habitats différentes. Cependant, dans la plupart des radiations, en particularité chez les invertébrés, il reste à tester si des traits écologiques ont facilité la spéciation. L’explication alternative serait que les différences de traits observées sont associées à de la variabilité plastique du phénotype, sans divergence génétique sous-jacente, et sans que les traits concernés soient liés à la formation des barrières de reproduction et donc au processus de spéciation. Une nouvelle étude, publiée dans BMC Evolutionary Biology par des chercheurs du laboratoire Evolution, Ecologie et Paléontologie (Evo-Eco-Paléo – CNRS/Univ Lille) et de l’Université de Gand a permis de reconstruire l’origine des différences morphologiques chez trois espèces issues d’une radiation évolutive des ampullaires dans le Lac Malawi. Les chercheurs ont réalisé une expérience de transplantation sur plusieurs générations dans des conditions contrôlées. Les résultats indiquent des différences importantes en termes de taux de survie et de fécondité entre ces trois espèces dans des conditions fluctuantes ou stables. En plus, les différences morphologiques de la coquille observées dans les habitats naturels persistent dans l’expérience. Les résultats montrent donc que les différences en morphologie de la coquille chez ces espèces ont une origine génétique, avec une valeur adaptive. Les résultats facilitent aussi la réinterprétation de la variation morphologique dans des radiations observées dans les registres fossiles des ampullaires, et démontrent que les coquilles de gastropodes d’eau douce peuvent enregistrer des réponses adaptatives au niveau des espèces très proches.
La radiation évolutive des ampullaires du genre africain de Lanistes représente un modèle émergent dans les études de différenciation entre populations d’une espèce et du processus de spéciation. Dans les radiations l’opportunité écologique, c’est-à-dire, la disponibilité d’une variété de niches, est reconnue comme moteur de différenciation adaptative et cladogenèse, par exemple, chez les poissons cichlidés. La cladogenèse désigne le processus évolutif aboutissant à l’apparition de nouvelles espèces par la scission d’une lignée ancestrale en au moins deux lignées descendantes. Intuitive sur le plan conceptuel, cette hypothèse reste cependant difficile à quantifier car ‘l’opportunité écologique’ dépend de la biologie du taxon et des caractéristiques environnementales. L’ubiquité apparente des radiations adaptatives a parfois donné suite à l’interprétation que les différences morphologiques entre espèces qui ont récemment divergé constituent des preuves de la spéciation écologique, même en l’absence dans certains cas de données qui indiquent que les différences observées sont effectivement liées à l’apparition des barrières reproductrices et à la variation d’habitat.
Dans cette publication, les auteurs ont développé une expérience de transplantation qui se déroule sur plusieurs générations afin de tester si les différences morphologiques observées chez trois espèces de la région sud du lac Malawi (Afrique) sont liées à des différences de taux de survie et de fécondité. En outre, l’expérience a permis d’examiner l’origine des différences de la morphologie de la coquille au travers d’analyses de morphométrie géométrique. Autrement dit, soit les différences pourraient refléter de la différenciation génétique, soit elles pourraient être liées à de la plasticité phénotypique suite à l’occupation d’habitats distincts. L’expérience a consisté à un échantillonnage d’individus de ces trois espèces, Lanistes nyassanus, L. solidus et L. sp. (ovum-like), dans leurs habitats naturels, puis à faire des croisements contrôlés dans des conditions standardisées (Fig. 1). Les prédictions pour l’expérience sont, en cas d’hérédité génétique, que les différences morphologiques persistent dans les différentes générations, et en cas de plasticité que les différences morphologiques soient éliminées dans les prochaines générations (Fig. 2).
Les résultats indiquent des différences en survie et en fécondité entre les trois espèces dans des habitats contrastés. Les différences morphologiques de la coquille observées in natura ont persisté dans l’expérience pour L. nyassanus versus L. solidus et L. sp. (ovum-like), mais celles entre L. solidus et L. sp. (ovum-like) ont disparu et re-émergent, respectivement, dans la première et deuxième génération (Fig. 3). Ces résultats indiquent qu’il y a eu de la plasticité, mais que celle-ci ne permet pas à elle seule d’expliquer la plupart les différences observées. Ces expériences démontrent pour la première fois que des différences morphologiques au sein d’une radiation évolutive d’un groupe de gastropodes d’eau douce ont une base génétique, et que ces différences sont associées aux différences importantes en fitness entre les espèces.
Les expériences montrent que les différences en morphologie de la coquille entre certaines espèces de Lanistes occupant différents habitats ont une valeur adaptative, et que le flux de gènes entre les espèces étudiées ici est restreint. En plus, des différences dans le comportement écologique (activité diurne chez L. sp. (ovum-like), nocturne chez L. nyassanus et vraisemblablement intermédiaire chez L. solidus) suggèrent des possibilités d’accouplement sélectif chez Lanistes. Néanmoins des études basées sur du séquençage à haut débit sont nécessaires afin d’étudier la divergence génomique entre ces espèces, et l’ensemble des espèces de la radiation.
Les résultats facilitent la réinterprétation de la variabilité morphologique observée dans des espèces fossiles de Lanistes, et, finalement, ces travaux suggèrent que les coquilles des gastropodes d’eau douce peuvent retenir des signatures d’adaptation à des niveaux taxonomiquement bas au-delà de représenter une nouveauté évolutive responsable d’une grande partie de la biodiversité et disparité des mollusques.
Référence
Van Bocxlaer, B., C. M. Ortiz-Sepulveda, P. R. Gurdebeke, X. Vekemans. 2020. Adaptive divergence in shell morphology in an ongoing gastropod radiation from Lake Malawi. BMC Evolutionary Biology 20: e5. DOI: 10.1186/s12862-019-1570-5.