Utiliser les bonnes données climatiques pour modéliser la distribution du vivant
Tous les êtres vivants ne perçoivent pas les mêmes conditions climatiques que celles mesurées par nos postes météorologiques situés à découvert et exposés aux vents dominants. Les écologues et les gestionnaires des milieux naturels le savent bien et pourtant quasiment tous les modèles de distribution d’espèce utilisés à ce jour s’appuient sur ce type de données pour étudier l’impact du réchauffement du climat sur la distribution des organismes, quels que soient la taille et le milieu de vie de ces derniers. En comparant plusieurs sources de données climatiques, allant de la télédétection par satellite à la prise de mesure in-natura par microsondes, un groupe de chercheurs impliquant le laboratoire Ecologie et Dynamique des Systèmes Anthropisés (EDYSAN – CNRS/Univ Picardie Jules Verne) a montré dans une étude publiée dans la revue Global Ecology and Biogeography qu’en adaptant le choix de la source de données de température à la taille et la biologie des organismes étudiés, la performance des modèles de distribution d’espèce peut être augmentée de 25%. Ainsi les modèles de distribution des espèces végétales herbacées répondent mieux aux températures mesurées à proximité de la surface du sol tandis que les modèles de distribution des plantes ligueuses de hautes statures répondent mieux aux températures mesurées par les postes météorologiques.
Les modèles de distribution d’espèces, plus communément appelés modèles de niche, sont très utilisés par la communauté scientifique et les gestionnaires des milieux naturels dans le but de prédire la redistribution du vivant en fonction du changement climatique. Les prédictions issues de ces modèles s’appuient quasiment toutes, sauf rares exceptions, sur des données climatiques issues de postes météorologiques ou bien de données issues de la télédétection satellite qui reflètent plutôt les conditions synoptiques ou régionales. Le concept même d’acquisition de ces données synoptiques, dont la couverture est globale, est de gommer toute la variabilité locale liée au microclimat. Ainsi, les postes météo sont communément disposés en zone découverte et exposés aux vents dominants (p.ex. à proximités des aérodromes), là où l’air est régulièrement brassé et renouvelé.
Par conséquent, et les écologues en sont bien conscients, les données climatiques utilisées dans les modèles de niches actuels ne reflètent pas vraiment le microclimat local et sont la plupart du temps inadaptées aux organismes vivants étudiés par les gestionnaires des milieux naturels, comme les plantes herbacées et les micromammifères du sous-étage forestier, les insectes rampants à la surface du sol, les microorganismes du sol ou encore les organismes vivants en milieu lacustre ou cavernicole. Heureusement, l’acquisition de données microclimatiques locales de température et d’humidité se démocratise grâce au développement florissant des capteurs en environnement.
Dans cette étude publiée dans la revue Global Ecology and Biogeography, les chercheurs du laboratoire Ecologie et Dynamique des Systèmes Anthropisés (EDYSAN – CNRS/Univ Picardie Jules Verne), ont testé huit sources de données climatiques différentes pour modéliser la distribution de plusieurs espèces végétales des paysages de toundra du Nord de la Scandinavie (Norvège et Suède), incluant des données issues : de postes météorologiques ; de modèles climatiques globaux ; d’images satellites ; de modèles topo-climatiques ; et de microsondes placées à quelques centimètres de la surface du sol. Les chercheurs montrent que suivant le type d’organisme considéré, le choix du type de données climatiques utilisées pour calibrer les modèles aura un impact considérable sur la qualité des prédictions. Ainsi, Les modèles calibrés avec les données microclimatiques des microsondes présentent des performances bien supérieures (+25%) pour les plantes herbacées de petites statures.
Pour les espèces ligneuses, surtout les ligneux arbustif haut, c’est l’inverse : les performances des modèles de distribution sont supérieures si ces derniers sont calibrés avec des données climatiques synoptiques plutôt qu’avec des données issues de microsondes placées à quelques centimètres sous la surface du sol. Les auteurs montrent également de fortes différences dans les températures hivernales observées entre les sources de données étudiées, pouvant atteindre plus de 10°C entre les températures négatives issues des postes météorologiques et les températures stabilisées autour de zéro pour les microsondes protégées par le manteau neigeux. Ces différences importantes en hiver expliquent les meilleures performances des modèles calibrés avec les microsondes pour prédire la distribution des organismes vivant proche de la surface du sol et bénéficiant d’une couverture isolante neigeuse pour passer la saison froide. Les résultats de cette étude suggèrent que les prédictions actuelles, qui sont toutes issues de modèles calibrés avec des données issues de postes météorologiques, sont erronées pour les organismes biologiques de petite stature vivant à proximité de la surface du sol (p.ex. plantes herbacées, micromammifères, insectes rampants), sous la surface du sol (p.ex. microfaune du sol) ou encore dans des environnements isolés des fluctuations extérieures (p.ex. habitats forestiers, lacustres ou cavernicoles). Pour ces organismes, les risques d’extinctions actuellement avancés par les modèles basés uniquement sur des températures synoptiques sont probablement à revoir à la baisse.
Référence : Lembrechts J.J., Lenoir J., Roth N., Hattab T., Milbau A., Haider S., Pellissier L., Pauchard A., Backes A.R., Dimarco R., Nunez M., Aato J. & Nijs I. (2019). Comparing temperature data sources for use in species distribution models: from in-situ logging to remote sensing. Global Ecology and Biogeography, DOI: 10.1111/geb.12974