Relire le Tableau physique de Humboldt à l'heure du changement climatique
Le Tableau Physique (1807) d'Alexander von Humboldt a été l'un des diagrammes les plus influents de l'histoire des sciences de l'environnement. En particulier, les observations détaillées de la répartition altitudinale des espèces végétales dans les Andes équatoriales, représentées sur une coupe transversale du mont Chimborazo, ont permis à Humboldt d'établir le concept de ceinture végétale et de jeter ainsi les bases de la biogéographie. Étonnamment, les données originales de Humboldt n'ont jamais fait l'objet d'un examen critique, probablement en raison de la difficulté de rassembler et d'interpréter des archives dispersées. Une récente étude publiée dans Proceedings of the National Academy of Sciences et dirigée par un chercheur CNRS du laboratoire Travaux de Recherches Archéologiques sur les Cultures, les Espaces et les Sociétés (TRACES – CNRS/Univ Toulouse Jean Jaurès/Inrap/EHESS) s’interroge sur la pertinence de ces documents pour évaluer sur plus de deux siècles l’ampleur des effets du réchauffement global. L’opportunité est unique, car aucun autre inventaire botanique, même en Europe, ne permet de remonter aussi loin dans le temps.
Alexandre de Humboldt, dont on célèbre cette année le 250e anniversaire de la naissance, a laissé une marque indélébile dans l’histoire des sciences. A la fois minéralogiste, botaniste, météorologue, géographe, démographe, historien, c’est un des derniers savants universels formé dans l’esprit des Lumières. Il est aussi l’auteur de la première grande expédition naturaliste sous les tropiques (1799-1804), et on le considère souvent comme un précurseur de l’écologie en raison de sa vision intégrale d’une nature dans laquelle tout est interconnecté.
Humboldt fut aussi le premier à mettre en œuvre dans le cadre d’une expédition lointaine un programme de mesures systématiques. Parmi les résultats qu’il publia dès son retour, celui qui marqua le plus les esprits est un « Tableau physique » (1807) qui représente avec une fascinante profusion de détails l’étagement de la végétation sur une coupe des Andes au niveau de l’Equateur, des basses terres luxuriantes jusqu’aux prairies de haute altitude à plus de 4000 m.
Étonnamment, les données originales de Humboldt n'ont jamais fait l'objet d'un examen critique, probablement en raison de la difficulté de rassembler et d'interpréter des archives dispersées. Une récente étude publiée dans Proceedings of the National Academy of Sciences s’interroge sur la pertinence de ces documents pour évaluer sur plus de deux siècles l’ampleur des effets du réchauffement global. Concrètement, ce travail cherche à savoir si, grâce aux mesures d’altitude que Humboldt prenait, les plantes qu’il avait observées dans les Andes ont migré en altitude pour conserver les mêmes conditions de température.
Mais Humboldt était un savant de son temps qui ne travaillait pas et ne publiait pas comme un scientifique d’aujourd’hui : se baser uniquement sur l’information synthétique et remaniée du Tableau physique ne pouvait conduire qu’à des erreurs. Il fallait retrouver les données primaires conservées dans les carnets de terrain et dans l’herbier de Humboldt et de Bonpland, son compagnon botaniste ; il fallait aussi se pencher sur d’autres publications, plus techniques, certaines en latin. Il était donc nécessaire d’adopter une démarche pluridisciplinaire, en faisant appel aux méthodes de l’histoire, de la botanique et de l’écologie. C’est ainsi que s’est formée une équipe pluridisciplinaire impliquant à la fois le laboratoire Travaux de Recherches Archéologiques sur les Cultures, les Espaces et les Sociétés (TRACES – CNRS/Univ Toulouse Jean Jaurès/Inrap/EHESS), l’IRD et de l’Université PUCE de Quito.
L’étude a ainsi pu montrer, en premier lieu, que le Tableau physique, publié très vite alors que l’étude des plantes ramenées d’Amérique du Sud avait à peine commencée, contenait des erreurs que Humboldt s’est efforcé de rectifier plus tard dans des publications moins connues. « Mais surtout, nous avons découvert que le volcan qui est représenté en majesté sur le Tableau physique, le Chimborazo, n’était pas celui sur lequel Humboldt et Bonpland, son compagnon botaniste, avaient fait leurs observations à haute altitude » précise Pierre Moret (TRACES – CNRS/Univ Toulouse Jean Jaurès/Inrap/EHESS). C’est sur un autre volcan moins connu, l’Antisana, que les deux savants avaient constitué la majeure partie de leur herbier andin. Ce point est fondamental, car en dépendait le choix du lieu où l’équipe allait faire son nouvel échantillonnage – sur l’Antisana.
Malgré les difficultés de la comparaison – Humboldt ne donnait pour chaque plante qu’une seule mesure, celle du lieu de découverte du spécimen collecté –, l’étude a montré que plusieurs espèces ont une limite inférieure plus haute qu’il y a deux siècles, et qu’une espèce au moins a vu sa limite supérieure s’élever de plus de 200 mètres. Grâce à la rigueur de sa méthode, l’œuvre de Humboldt n’est donc pas un chapitre fermé de l’histoire des sciences : on peut encore, deux siècles après, puiser dans ses observations et ses données de terrain pour faire progresser les connaissances.
Référence
Pierre Moret el al., "Humboldt’s Tableau Physique revisited," PNAS (2019)