Une nouvelle voie pour étudier les interactions plante-microbiote
Les "serpents de Pharaon" de la cardère, une plante herbacée, sont des sortes de filaments protrusifs produits par des poils sécréteurs, qui suscitèrent l'enthousiasme de Charles Darwin et de son fils Francis, à la fin du XIXesiècle. Leur (re-) découverte révèle non seulement une série de faits inattendus concernant la physiologie des plantes, mais ouvre également la voie à la découverte de nouvelles stratégies utilisées par les plantes pour adapter leur microbiote fixateur d'azote à leurs propres besoins. Une récente étude leur est dédiée dans la revue Ecology.
C’est au cours de ses recherches sur le microbiome des plantes à phytotelmes (i.e. plante formant un réservoir d’eau) qu’une équipe de recherche a fortuitement découvert les énigmatiques filaments de la cardère sauvage (Dipsacus fullonum ; le « Cabaret des oiseaux »), impliqués dans un processus de protrusion-vibration-rétraction qui n'a pas d'analogue connu dans le monde végétal. Ces filaments sont produits par des trichomes glandulaires, poils sécréteurs relativement communs chez les plantes, tapissant la face interne des réservoirs d’eau de la cardère. Si dans la phase initiale du processus, des sécrétions en forme de gouttelettes sont observées au sommet de ces poils, rapidement ces dernières forment des expansions, les filaments protrusifs, animées de vibrations. Après une période de temps variable, les filaments sont reconditionnés sous forme de gouttelettes surplombant le poil glandulaire. Bien que ce processus de rétraction soit facilement observable par l'œil humain, il est exceptionnellement rapide par rapport aux mouvements seismonastiques connus chez les plantes. Dans l'ensemble, les filaments imitent les propriétés d'autopropulsion et de navigation des cellules biologiques, telles que la chimiotaxie et la durotaxie, bien que leur nature protéiforme et l'absence de membrane cellulaire démontrent qu'ils ne sont pas vivants. Aucun mécanisme conventionnel n'explique la rétraction des filaments, cependant les chercheurs ont révélé une concentration d'actine filamenteuse autour de la zone où les filaments font saillie et ont proposé que l'émergence, les ondulations et la rétractation de ces filaments, qui suivent une séquence ordonnée, soit un processus actif sous le contrôle de la plante.
S’interrogeant sur le rôle de ses filaments dans l’écologie de la plante, l’équipe a révélé, par des approches associant marquage fluorescent et microscopie confocale, qu'un réseau, de plusieurs centaines de millions de bactéries et de champignons, s’organise autour des poils glandulaires selon une architecture définie par des fibrilles de nature polysaccharidique mais d’origine inconnue. Ces travaux ont par ailleurs démontré que les microorganismes hébergés dans les réservoirs d’eau de la cardère sauvage sont très actifs dans la fixation de l’azote atmosphérique. Les poils glandulaires forment ainsi des « hotspots » concentrant l’activité des microorganismes, en particulier de microbes fixateurs d’azote, autour de leurs sécrétions, lesquelles contiennent des terpènes, une famille de composés naturels connue pour jouer une variété de rôles dans la médiation des interactions bénéfiques entre des partenaires mutualistes.
Les chercheurs ont ainsi proposé que le mystère des énigmatiques filaments de la cardère réside dans un lien étroit entre la plante et son microbiote, notamment avec certains microbes fixant l’azote atmosphérique. Ces résultats ouvrent des voies nouvelles et passionnantes dans l'étude des interactions plante-microbiote en particulier dans les mécanismes de sélection d’un microbiote bénéfique par et pour la plante. Ils révèlent en outre un processus physiologique et écologique inconnu chez les plantes et présentent un intérêt, non seulement dans les domaines de la physiologie et de l'évolution végétale mais aussi dans ceux de la physique et de la biophysique, car les filaments protrusifs peuvent servir de modèles pour étudier de nouveaux biomécanismes de transformation de la forme.
Ces travaux remettent en lumière, 150 ans plus tard, les observations de Francis Darwin (1877), qui, à la fin du 19ème siècle, fut le premier à décrire les filaments saillants de la cardère, que son contemporain, le célèbre botaniste Ferdinand Cohn, compara aux serpents du pharaon, un jouet qui fut un cadeau de Noël populaire en 1865. Si Charles Darwin, lui-même, qualifia ces observations de « grande découverte », elles sont de manière inattendue tombées dans l'oubli. Ces résultats nous rappellent ainsi que si nous sommes indubitablement entrés dans l'ère des métadonnées et des multiples approches "omiques", les Sciences Naturelles et la sérendipité ont encore beaucoup à offrir aux Sciences Biologiques.
Vidéo
Vidéo résumé des découvertes avec la protrusion et la rétraction des filaments introduites à 2'30 min.
Laboratoires CNRS impliqués
Laboratoire microorganismes : génome et environnement (LMGE - CNRS / Université Clermont Auvergne)
Référence de la publication
Vergne Antoine, Giraud Eric, Camuel Alicia, Bardot Corinne, Billard Hermine, Bouquet, Clémentin, Corbara Bruno, Djamel Gully, Frédéric Mathonat, Christian Jeanthon, Isabelle Mary, Jean-Claude Caissard, Anne-Catherine Lehours. 2023. “The Pharaoh's Snakes of the Teasel: New Insights into Francis Darwin's Observations.” Ecology e4030.
Objectifs de développement durable
Objectif 13 : Lutte contre les changements climatiques
Identifier de nouveaux mécanismes de sélection de microorganismes diazotrophes par la plante pourrait conduire à de nouvelles stratégies pour limiter l’utilisation d’engrais de synthèse et donc la libération de N2O dans l’atmosphère.