Les escargots victimes de leurs mitochondries castratrices

Résultats scientifiques

L’ennemi est parfois à l’intérieur : nos propres mitochondries, d’anciennes bactéries domestiquées qui aident nos cellules à respirer, se retournent parfois contre nous… En effet les mitochondries étant transmises uniquement par voie maternelle, le sexe mâle est pour elles une impasse évolutive. Quoi d’étonnant, alors, qu’elles cherchent à s’en débarrasser ? C’est particulièrement tentant chez un hermaphrodite, où supprimer la reproduction mâle peut libérer de l’énergie pour la voie femelle, favorisant ainsi la propagation des gènes mitochondriaux. C’est ce phénomène, fréquent chez les plantes, que des scientifiques ont mis en évidence, pour la première fois chez les animaux dans un article paru dans Current Biology. Chez l’escargot hermaphrodite Physa acuta, ils observent qu’une lignée mitochondriale extrêmement divergente est associée à une perte quasi-totale de la reproduction mâle. 

Les organismes et les génomes sont souvent perçus comme des sociétés harmonieuses de cellules et de gènes. La biologie évolutive moderne démontre en réalité tout le contraire avec des conflits se déroulant au sein des organismes et de leurs cellules. Ces conflits surviennent lorsque des gènes « égoïstes » favorisent leur propre transmission au détriment de celle d’autres gènes. Ils sont maintenant reconnus comme une force évolutive majeure, notamment pour l’évolution de la reproduction sexuée. En effet, les gènes ne sont pas toujours transmis également par les deux sexes et peuvent par conséquent manipuler les organismes pour favoriser le sexe qui les transmet le mieux. 

Un exemple de conflit sur la reproduction sexuée est la gynodioécie, bien connue chez les plantes depuis Darwin. Il s’agit d’un polymorphisme sexuel qui voit co-exister des individus hermaphrodites (« normaux ») et des individus qui ont perdu la fonction mâle et sont donc fonctionnellement femelles (« mâle-stériles »). Cette perte repose sur des gènes cytoplasmiques (essentiellement mitochondriaux), hérités par la voie maternelle, qui suppriment la production de pollen (on parle de stérilité-mâle cytoplasmique). Cette suppression se fait au détriment des gènes nucléaires pour qui la transmission a lieu par les deux sexes. Ainsi se développe un conflit entre les gènes cytoplasmiques et les gènes nucléaires, entraînant une course aux armements dont l’enjeu est la préservation de la fonction mâle, avec notamment la sélection de gènes nucléaires qui restaurent la fonction mâle en neutralisant cette stérilité mâle.

Beaucoup d’animaux sont hermaphrodites, mais la stérilité mâle cytoplasmique causée par des conflits génomiques n’a encore jamais été observée dans ce groupe. Cette étude est donc une première, montrant l’existence d’une stérilité mâle cytoplasmique au sein d’une population de l’escargot d’eau douce Physa acuta (Fig. 1). La stérilité mâle se traduit par l’absence de descendants produits par la fonction mâle et s’explique notamment par une absence de comportement mâle au moment de la copulation et une production de spermatozoïdes quasi nulle (Fig. 2).

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Figure 1 : Physa acuta (photo Jean-Pierre Pointier)
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Figure 2 : Stérilité de la fonction mâle chez Physa acuta estimée via le comportement copulatoire (à gauche ; mise en couples d’individus normaux et divergents), le nombre de descendants produits (au centre) et la production de spermatozoïdes (à droite).

La stérilité mâle observée chez P. acuta est associée à une lignée mitochondriale extrêmement divergente par rapport à la lignée des individus hermaphrodites (Fig. 3). Au sein de la population naturelle, les scientifiques ont détecté 14 % d’individus divergents. La comparaison des génomes mitochondriaux des individus hermaphrodites et mâle-stériles montre une divergence élevée de l’ensemble des séquences codantes mitochondriales, avec une médiane de 44,4 % au niveau nucléotidique (de 28,6% à 53,2% selon les gènes) et de 45,2% au niveau protéique (de 17,1% à 68,1%). Ces valeurs dépassent largement les divergences connues jusque-là au sein de l’espèce P. acuta, et même au sein de toute autre espèce animale. Pour donner un point de comparaison, pour retrouver un tel degré de divergence il faudrait comparer les mitochondries de P. acuta à celles d’autres espèces très éloignées, issues de clades ayant divergé il y a 475 millions d'années ! Ces résultats suggèrent que cette divergence exceptionnelle résulte d’une accélération généralisée du taux de mutation sur le mitogénome (Fig. 3), sans pour autant déterminer si cette divergence est la cause de la stérilité mâle cytoplasmique ou un facteur de son maintien évolutif.  

Cette découverte est une formidable opportunité d’explorer les mécanismes de conflits entre les gènes mitochondriaux et nucléaires et leurs conséquences sur l’évolution de la reproduction sexuée.

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Figure 3 : Divergence de la lignée mitochondriale mâle-stérile

 

Laboratoires du CNRS impliqués

  • Centre d'écologie fonctionnelle et évolutive (CEFE - CNRS / EPHE / IRD / Université de Montpellier)
  • Laboratoire d'Ecologie des Hydrosystèmes Naturels et Anthropisés (LEHNA - CNRS / ENTPE / Université Claude Bernard)
  • Institut des Sciences de l'Évolution de Montpellier (ISEM - CNRS / IRD / Université de Montpellier)
  • Laboratoire de Biométrie et Biologie Evolutive (LBBE - CNRS / VetAgro Sup / Université Claude Bernard)

Référence

Patrice David, Cyril Degletagne, Nathanaëlle Saclier, Aurel Jennan, Philippe Jarne, Sandrine Plénet, Lara Konecny, Clémentine François, Laurent Guéguen, Noéline Garcia, Tristan Lefébure, Emilien Luquet. Extreme mitochondrial DNA divergence underlies genetic conflict over sex determination, Current Biology, 2022, ISSN 0960-9822, https://doi.org/10.1016/j.cub.2022.04.014.

Contact

Patrice David
Centre d'écologie fonctionnelle et évolutive (CEFE - CNRS / EPHE / IRD / Université de Montpellier)
Emilien Luquet
Laboratoire d'Ecologie des Hydrosystèmes Naturels et Anthropisés (LEHNA - CNRS / ENTPE / Université Claude Bernard)
Tristan Lefebure
Laboratoire d'Ecologie des Hydrosystèmes Naturels et Anthropisés (LEHNA - CNRS / ENTPE / Université Claude Bernard)
Paula Dias
Communication - Centre d'Ecologie Fonctionnelle et Evolutive (CEFE - CNRS / EPHE / IRD / Université de Montpellier)
Anne-Kristel Bittebière
Correspondante communication - Laboratoire d'Ecologie des Hydrosystèmes Naturels et Anthropisés (LEHNA - CNRS / Université Claude Bernard / Ecole nationale des travaux publics de l'Etat))