Conflit dans les cellules : quand les chromosomes sexuels neutralisent des microbes égoïstes

Résultats scientifiques écologie évolutive & Biodiversité

La symbiose microbienne est très répandue chez les animaux et elle joue un rôle clé dans l’écologie et l’évolution des espèces. Toutefois, les interactions entre hôtes et symbiotes peuvent s’avérer conflictuelles. En décryptant le génome du cloporte Armadillidium nasatum et en comparant la transmission des chromosomes sexuels à celle de la bactérie symbiotique Wolbachia, une équipe du Laboratoire Ecologie et Biologie des Interactions (EBI, CNRS/ Université de Poitiers) a découvert un gène porté par les chromosomes sexuels qui bloque la transmission de Wolbachia. Cette étude, publiée dans la revue PLoS Biology, offre une nouvelle perspective sur la façon dont la symbiose et les conflits génétiques façonnent l’évolution des organismes vivants.

Parmi les interactions ayant façonné l’évolution des organismes, l’endosymbiose est la plus intime, dans la mesure où elle implique une interaction dans laquelle un partenaire microbien vit à l'intérieur des cellules de son hôte. L’endosymbiose est notamment connue pour avoir joué un rôle clé dans l'émergence des formes de vie majeures sur Terre et dans l’évolution de la diversité biologique. Le succès de telles symbioses s’appuie notamment sur une transmission dite « verticale » des symbiotes d’une génération d’hôte à la suivante, en général de la mère à ses petits.

Du point de vue des symbiotes, il est préférable d’être présent dans les femelles qui pourront les transmettre à leurs descendants, plutôt que dans les mâles qui ne pourront pas les transmettre. Ainsi, au cours de l’évolution, certains symbiotes dits « égoïstes » ont développé la capacité de manipuler la reproduction de leurs hôtes, en les contraignant à produire plus de femelles que de mâles dans leurs descendances. Ceci est contraire aux intérêts des hôtes, pour qui la production égale de mâles et de femelles est préférable. Dès lors, les intérêts divergents entre hôtes et symbiotes ouvrent la voie à l’établissement d’un conflit à l’échelle cellulaire et génétique entre les deux partenaires. Dans une étude publiée récemment, des chercheurs du Laboratoire Ecologie et Biologie des Interactions (EBI) de Poitiers ont pu mettre en évidence un tel exemple de conflit génétique entre le cloporte Armadillidium nasatum et le symbiote bactérien Wolbachia.

Le cloporte Armadillidium nasatum
Le cloporte Armadillidium nasatum © Isabelle Giraud, laboratoire EBI Poitiers

Chez ce crustacé terrestre, le sexe est déterminé par des chromosomes sexuels X et Y, les croisements entre mâles XY et femelles XX produisant des descendances comportant autant de femelles que de mâles. Or, certains individus hébergent la bactérie endosymbiotique Wolbachia qui, lorsqu’elle est présente dans les cellules de son hôte, est capable de convertir les mâles en femelles, et ce quels que soient leurs chromosomes sexuels. Il en résulte que les descendances de femelles porteuses de Wolbachia comportent en général au moins 80% de femelles. Dans une telle situation, la théorie prédit la perte du chromosome X et la fixation du génotype inhabituel (et souvent létal ou infertile) YY. 

Afin de tester cette prédiction, les chercheurs ont décrypté le génome du cloporte A. nasatum, réalisé des croisements génétiques et suivi la transmission des chromosomes sexuels et de Wolbachia au fil des générations. Ils ont pu démontrer que les chromosomes X et Y sont génétiquement très similaires et que les individus YY sont viables et fertiles dans cette espèce. Cela explique pourquoi Wolbachia a pu se répandre dans les populations d’A. nasatum. Cependant, contrairement aux prédictions théoriques, Wolbachia ne peut pas entraîner la fixation des individus YY. Cela s’explique par la présence d’un gène sur les chromosomes sexuels dont la configuration chez les femelles YY bloque la transmission de Wolbachia. De façon remarquable, des simulations réalisées par les chercheurs indiquent que ce blocage de Wolbachia restaure une production équilibrée de mâles et de femelles dans les populations. Cela suggère que la suppression de la transmission des symbiotes chez les femelles YY aurait évolué en réponse au conflit génétique induit par Wolbachia. Ces résultats apportent un regard nouveau sur la façon dont la symbiose et les conflits génétiques façonnent l’évolution des organismes vivants, ici en relation avec un mécanisme biologique fondamental des animaux : le déterminisme du sexe.

Référence

Becking T., Chebbi M.A., Giraud I., Moumen B., Laverré T., Caubet Y., Peccoud J., Gilbert C. & Cordaux R. (2019) Sex chromosomes control vertical transmission of feminizing Wolbachia symbionts in an isopod. PLoS Biology. 17, e3000438. DOI : 10.1371/journal.pbio.3000438. Publié le 10 octobre 2019.

Contact

Richard Cordaux
Laboratoire Ecologie et Biologie des Interactions (EBI, CNRS/ Université de Poitiers)
Nicolas Bech
Correspondant communication - Laboratoire Ecologie et Biologie des Interactions (EBI, CNRS/ Université de Poitiers)