Ce que les amphibiens nous disent des bases génétiques de la formation des espèces

Résultats scientifiques

Comment des animaux pourtant similaires évoluent au point de devenir incapables de s’hybrider, formant alors des espèces différentes ? Depuis Darwin, les chercheuses et les chercheurs en biologie évolutive se posent la question. Une équipe internationale, menée par Christophe Dufresnes, chercheur à Nanjing Forestry University (NJFU, Chine) et Pierre-André Crochet, chercheur au Centre d'écologie fonctionnelle et évolutive (CEFE – CNRS/IRD/Université de Montpellier/EPHE) vient d’élucider certains mystères de la spéciation – la formation des espèces –, en étudiant la génétique des hybrides chez des grenouilles et crapauds Européens. L’étude vient de paraître dans PNAS.

Comment des animaux pourtant similaires évoluent au point de devenir incapables de s’hybrider, formant alors des espèces différentes? La question tarabuste les chercheurs en biologie évolutive depuis Darwin. Certains imaginent un processus rapide, fruit de modification sur quelques gènes clés pour le choix de partenaires ou l’écologie : s’hybrider devient alors préjudiciable car les descendants, même viables, ne seront ni attractifs ni adaptés aux environnements parentaux du fait de leurs caractères intermédiaires. D’autres y voient plutôt l’effet de la différentiation graduelle des génomes avec le temps : quand des populations restent isolées pendant des millions d’années, l’ensemble de leurs gènes divergent sous l’effet de la mutation, et deviennent progressivement incompatibles, induisant des problèmes de développement et de fertilité chez les hybrides.

CROCHET
Dans le nord de l’Espagne, notre grenouille rousse Rana temporaria rencontre sa consoeur la grenouille de Galice Rana parvipalmata, récemment élevée au rang d’espèce. Malgré l’hybridation, ce statut est confirmé par le bon nombre de gènes « barrières » et un flux de gènes réduit (une trentaine de kilomètres), du fait de leur divergence importante (4 millions d’années).

    Pour confronter ces deux grandes hypothèses, voilà plusieurs années que Christophe Dufresnes et Pierre-André Crochet, en collaboration avec leurs homologues de nombreux pays, étudient les zones hybrides d’amphibiens : des régions où des lignées génétiques plus ou moins divergentes se rencontrent, et se mélangent si affinité. En utilisant des approches de génomique, l’équipe a mesuré le degré de divergence nécessaire pour limiter l’hybridation et le nombre de gènes potentiellement responsables. En tout, c’est plus d’une quarantaine de transitions géographiques naturelles qui ont été comparées, représentant tous les genres de crapauds, rainettes et grenouilles connues en Europe.

    Les résultats montrent que l’isolement reproducteur évolue graduellement avant de former de véritables espèces indépendantes, nécessitant bon nombre de gènes dît « barrières » – causant des soucis chez les hybrides. Lorsque les lignées sont jeunes (quelques cycles glaciaires), l’ensemble du génome se mélange bien, et sans restriction géographique, on peut même détecter du flux de gènes sur de large distances – jusqu’à des centaines de kilomètres en Catalogne pour des sous-espèces de pélodyte ponctués. Preuve que leurs génomes peu différenciés n’ont pas ou peu perdu en compatibilité! Plusieurs millions d’années plus tard en revanche, le flux de gènes devient fortement restreint – sur quelques kilomètres seulement pour les sonneurs à ventre jaune et à ventre de feu dans les Carpates. La cause : certaines parties du génome couvrant des centaines de gènes ne se mélangent plus, car les hybrides en pâtissent. On peut alors parler de véritables espèces au sens biologique.

    Initialement, les espèces d’amphibiens sont donc essentiellement le fruit de mécanismes génétiques impliquant l’ensemble du génome (et non quelques gènes clés seuls). La divergence globale diminue la compatibilité, jusqu’au point où le mélange devient quasi-impossible. A ce stade, les évènements d’hybridation restent pourtant très fréquents car les espèces naissantes se ressemblent encore à s’y méprendre, tant en termes morphologiques, que comportementaux ou écologiques. La différentiation externe n’évolue que plus tard, après quoi les espèces ne se confondent plus, évitant ainsi les croisements infructueux. Elles peuvent alors partager leurs aires de répartition respectives sans risque de gaspiller leurs efforts reproducteurs.

Ces résultats ouvrent une voie plus objective pour classer le vivant. Ils confirment la nature graduelle de la formation des espèces, et caractérisent la « zone grise » relativement étroite qui sépare les sous-espèces compatibles des espèces reproductivement isolées. Coté appliqué, les auteurs préconisent une approche consistant à regarder le flux de gènes et le nombre de gènes « barrières » en rapport aux distances génétiques, ce afin de délimiter les espèces de la même façon entre différents groupes. Ainsi permettra-t-elle, espérons-le, des classifications mieux acceptées par l’ensemble de la communauté scientifique, à l’heure où les outils moléculaires lèvent le voile sur de centaines de nouveaux taxons chaque année.

Référence

Dufresnes C, Brelsford A, Jeffries DL, Mazepa G, Suchan T, Canestrelli D, Nicieza A, Fumagalli L, Dubey S, Martínez-Solano I, Litvinchuk SN, Vences M, Perrin N, Crochet P-A. Mass of genes rather than master genes underlie the genomic architecture of amphibian speciation. Proceedings of the National Academy of Sciences USA. doi: 10.1073/pnas.2103963118.

Contact

Pierre-André Crochet
Centre d'Ecologie Fonctionnelle et Evolutive (CEFE – CNRS/Univ Montpellier/ Univ Paul Valery Montpellier/ EPHE/IRD)
Paula Dias
Communication - Centre d'Ecologie Fonctionnelle et Evolutive (CEFE - CNRS / EPHE / IRD / Université de Montpellier)