L’évolution des paléorivages du lac Abhé dans l’Afar éthiopien révèle 9 000 ans de résilience humaine face aux changements climatiques
Une récente étude a permis la description de la première séquence d'occupation humaine holocène (de 11 000 à 3 300 avant le présent) et la découverte des premiers sites de pasteurs potiers connus dans l'Afar éthiopien. En s’appuyant sur l’étude de sept sites archéologiques récemment découverts dans le bassin du paléolac Abhé, une équipe internationale a mené une reconstitution des fluctuations du niveau du lac Abhé en lien avec les stratégies d'occupation humaine par la corrélation de nouvelles données archéologiques et géomorphologiques et 37 nouvelles dates radiocarbone. Sur une période de 9 000 ans, les sites couvrent deux grandes transitions humide-aride de la période humide africaine (AHP) au cours desquelles la superficie du lac Abhé a varié de <350 km2 à >6 000 km2, et où des chasseurs-cueilleurs se sont tournés vers l’élevage. Cette étude révèle que l’établissement d’économies mixtes répondait principalement aux conditions environnementales très fluctuantes dans l'une des régions les plus arides du monde. Ces recherches, fruit d'une collaboration pluridisciplinaire archéologie-géosciences, impliquant des équipes françaises et éthiopiennes, menée par une chercheuse du laboratoire Cultures et Environnements. Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge (CEPAM- CNRS/Université Côte d’Azur) a été publiée dans Quaternary Science Reviews.
La dépression de l'Afar (Éthiopie, Érythrée et Djibouti) est l'extension la plus septentrionale de la vallée du Grand Rift en Afrique orientale et l'une des régions les plus basses et les plus arides d'Afrique. Elle est connue pour la découverte de certains des plus anciens spécimens d'hominidés dont notamment Lucy. L’intense activité tectonique et volcanique est due au point chaud Afar et à la mise en place d’une triple jonction puisque les plaques tectoniques somalienne, nubienne et arabique s’y rejoignent. Le lac Abhé, qui se trouve au cœur même de cette région, occupe un bassin endoréique alimenté par la célèbre rivière Awash. Alors qu'aujourd'hui le lac est salin avec une surface de ~350 km2 et qu'il se rétrécit, les récentes découvertes d'une équipe française et éthiopienne dirigée par Lamya Khalidi, archéologue et chercheuse au CNRS, ont permis d’observer le lac Abhé sur une période de 9 000 ans où il s'est étendu sur 6 000 km2 et où les paysages actuellement arides étaient verdoyants, accueillant des peuplements humains subsistant par la pêche et la chasse de faune aquatique.
Alors que la région Afar est très importante pour les recherches en paléontologie et archéologie paléolithique en Éthiopie, sa préhistoire récente est restée largement inexplorée. L'étude1 , publiée dans Quaternary Science Reviews apporte une contribution significative à la connaissance de cette période avec la première séquence holocène d'occupation humaine enregistrée dans l'Afar éthiopien. Un important corpus de données composé notamment de 37 dates radiocarbone provenant de 7 nouveaux sites archéologiques et d’archives sédimentaires et paysagères associées qui couvrent la période de ~11 000 à ~3 000 avant le présent, documentent la dernière période humide en Afrique (African Humid Period ou AHP) durant laquelle les rivages du lac Abhé ont été occupés par des pêcheurs-chasseurs-cueilleurs puis par les premiers potiers pasteurs de la région. Grâce à l'échantillonnage et à la datation des archives des lacs et des sédiments dans tout le bassin nord du paléolac Abhé, l'un des principaux auteurs et doctorant à Géoazur, Carlo Mologni, ainsi que les géomorphologues et les cartographes de l'équipe ont produit une courbe révisée du niveau du lac qui peut être comparée aux archives lacustres à haute résolution de la Corne de l'Afrique. En utilisant ces données et des altitudes recalibrées, ils ont reconstitué les fluctuations des paléorivages (entre 420 et <350 m au-dessus du niveau de la mer) sur une période de 12 000 ans et les ont corrélés avec les altitudes recalibrées des sites archéologiques datés.
Ainsi les auteurs reconnaissent trois périodes d'occupation humaine qui peuvent être corrélées avec des transitions climatiques humide-aride. La première coïncide avec la montée du niveau du lac à la suite de l'événement hyperaride du Dryas récent et se caractérise par une activité de pêche intensive, un outillage basé sur une technologie laminaire ayant de possibles antécédents plus anciens, l'absence d'un grand nombre d'outils retouchés et la présence de parures. La deuxième période coïncide avec un niveau très bas du lac correspondant à l'événement aride de 8,2 ka avec un début d'aridification régionale confirmé 200 ans plus tôt à 8,4 ka. Les auteurs signalent également l'une des plus anciennes structures bâties de la région qui correspond à cet événement aride, suivie par plusieurs occupations des paléorivages du lac lorsqu’il a atteint un nouveau niveau élevé et que les populations de chasseurs-cueilleurs se sont tournées vers la pêche et la chasse de grande faune aquatique avec des équipements de chasse composites constitués de microlithes. La troisième période coïncide avec la fin de la dernière période humide et de l'événement aride de 4,2 ka, avec une baisse du niveau du lac qui se poursuit encore aujourd'hui. À la fin de la période humide africaine, le niveau des lacs a baissé et les populations se sont tournées vers l'élevage de bovins, de chèvres et de moutons, tout en conservant une tradition de pêche et de chasse à l'aide de microlithes similaires à ceux des populations de chasseurs-cueilleurs antérieures. En plus d’un outillage reposant sur une nouvelle technologie lithique, les auteurs mettent en avant une tradition de production de céramiques imprimées de ces premiers pasteurs africains et la diversité de leurs motifs décoratifs. Les résultats de l'étude démontrent que la persistance d'économies mixtes flexibles parmi les groupes préhistoriques a facilité la résilience des populations face à des conditions environnementales très fluctuantes dans l'une des régions les plus arides du monde.
- 1L'étude a été réalisée par une équipe multidisciplinaire qui comprend des chercheurs du CNRS et de plusieurs laboratoires et universités françaises, dont le CEPAM et Geoazur - Université Côte d'Azur, TRACES, MNHN, IPGS-EOST et Palévoprim, ainsi que des chercheurs du Centre français des études éthiopiennes (CFEE) et de l'Autorité éthiopienne pour la recherche et la conservation du patrimoine culturel (ARCCH) en Éthiopie. Ce travail a bénéficié d'une aide du gouvernement français, gérée par l'Agence Nationale de la Recherche au titre du projet Investissements d’Avenir UCAJEDI (ANR-15-IDEX-01), la Fondation Fyssen, l’American Institute for Yemeni Studies (AIYS), l’ANR 14-CE31-0023 ‘Big Dry’, TelluS-RIFT-INSU “AGXIM”, la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires du CNRS (France), le CEPAM, le CFEE et Géoazur.
Référence
9000 years of human lakeside adaptation in the Ethiopian Afar: Fisher-foragers and the first pastoralists in the Lake Abhe basin during the African Humid Period. Lamya Khalidi, Carlo Mologni, Clément Ménard, Lucie Coudert, Marzia Gabriele, Gourguen Davtian, Jessie Cauliez, Joséphine Lesur, Laurent Bruxelles, Lorène Chesnaux, Blade Engda Redae, Emily Hainsworth, Cécile Doubre, Marie Revel, Mathieu Schuster, Antoine Zazzo. Quaternary Science Reviews 243 (2020) 106459. https://doi.org/10.1016/j.quascirev.2020.106459