Dérouter son prédateur avec de la bioluminescence, une stratégie à double tranchant

Résultats scientifiques

Les éléphants de mer se nourrissent de poissons et de calamars, certains étant bioluminescents. Cependant, l’importance et le rôle de la bioluminescence dans les interactions prédateur-proie restent méconnus. Une équipe internationale formée du Sea Mammal Research Unit (St Andrews, UK), du Centre d’Etudes Biologiques de Chizé (CNRS / La Rochelle Université) et Wildlife Conservation Society, Argentina and Marine Programs (Argentina) a développé des loggers qui, en plus de mesurer le comportement de chasse des éléphants de mer, détectent les émissions bioluminescentes. Leurs résultats, publiés dans le Journal of Experimental Biology montrent que les proies bioluminescentes, qui représentent jusqu’à 50 % du régime alimentaire, émettent des flashs brefs et intenses lorsqu’elles sont attaquées, ce qui rend leur capture plus difficile. Cependant, certains éléphants de mer semblent parvenir à exploiter cette lumière dans les profondeurs abyssales avec succès.

elephant de mer
Une femelle éléphant de mer en Péninsule de Valdès équipée d’un logger DTAG mesurant à la fois le son, la bioluminescence et les mouvements de l’éléphant de mer afin d’étudier son comportement de chasse. Le capteur de lumière est le carré gris situé sur l’avant du logger, sur la gauche.
Crédit : Christophe Guinet, CEBC-CNRS

Chaque année en Novembre, après avoir passé plusieurs semaines sur les plages des iles subantarctiques à allaiter leur petit, qui est maintenant sevré, les femelles éléphant de mer n’ont plus qu’une seule chose en tête : quitter leur ile et repartir en mer pour chasser des calamars et des poissons lanternes. En effet, après cette longue période de diète, les femelles doivent impérativement reconstituer leur stock de graisse aussi vite que possible. Bien que ces animaux aient été le sujet de nombreuses études, il reste à découvrir comment ces prédateurs affamés parviennent à trouver leurs victimes dans les fonds marins. Des études précédentes suggèrent que la bioluminescence pourrait être la clé du succès.

En effet, il y a malgré tout de la lumière dans les profondeurs supérieures à 500m, produite majoritairement par des organismes bioluminescents. Ces animaux produisent deux types de bioluminescence : un éclairage continu de faible intensité pour se camoufler contre la lumière du jour qui arrive par le haut, et des flashs éblouissants, qui eux pourraient permettre de distraire leurs prédateurs. L’équipe de recherche constituée du Sea Mammal Research Unit (St Andrews, UK), du Centre d’Etudes Biologiques de Chizé (CNRS) et Wildlife Conservation Society, Argentina and Marine Programs (Argentina) s’est demandé si les éléphants de mer utilisaient cette bioluminescence pour détecter leurs proies, ou au contraire si des proies intrépides gagnaient du temps en éblouissant leurs attaquants pour tenter de s’échapper. Afin de mieux comprendre comment ce jeu du chat et de la souris se déroule sous la surface, l’équipe a décidé de surprendre les éléphants de mer en pleine action lorsqu’ils poursuivent leurs victimes lumineuses.

Pauline Goulet et Mark Johnson, du Sea Mammal Research Unit (St Andrews, UK), ont mis au point un logger capable de mesurer les mouvements des éléphants de mer lorsqu’ils chassent en mer, tout en enregistrant la présence de flashs lorsque ces mammifères choisissent des proies bioluminescentes. Ces émissions bioluminescentes sont très courtes, typiquement moins d’une seconde, il a donc été nécessaire de développer un logger contenant un capteur de lumière à la fois très rapide et très sensible, ce qui représentait un défi technique majeur. Christophe Guinet, du Centre d’Etudes Biologiques de Chizé, et des membres des différents organismes suivant l’étude, se sont rendu aux îles Kerguelen et en Péninsule de Valdès (Argentine) afin d’équiper 5 femelles éléphant de mer avec les nouveaux loggers.

Deux mois plus tard, 4 loggers ont été retrouvés lorsque les femelles sont retournées à terre. La plupart de ces animaux ont effectué un trajet de 3000km dans les régions profondes et lointaines de l’océan Austral. Cependant, une femelle partie d’Argentine est descendue directement jusqu’à la pointe du continent sud-américain, qu’elle a contournée pour atteindre une zone située à 2300km de son point de départ, au large du Chili. Elle a ainsi trouvé à cet endroit une grande abondance de proies et a enfin pu se nourrir, plus de trois semaines après avoir quitté la plage. Après avoir analysé plus de 15000 flashs ayant lieu à des profondeurs allant de 80 à 700m, les chercheurs se sont rendu compte que les proies bioluminescentes essayent d’intimider leurs attaquants. En effet, ces proies flashent à l’instant exact où l’éléphant de mer se jette à sa poursuite, ce qui suggère que ce flash est une réaction de défense lorsque la proie réalise qu’elle se fait attaquer. De plus, les éléphants de mer parviennent à attraper leurs proies plus rapidement lorsque celles-ci n’émettent pas de flashs alors qu’ils semblent avoir plus de difficultés à capturer leur diner lorsque celui-ci les éblouit par surprise. Néanmoins, un des éléphants de mer semble avoir réussi à inverser la tendance et à être devenu expert dans la capture de proies bioluminescentes en forçant celles-ci à se trahir avec un petit mouvement de tête qui provoque un flash révélateur. Ces proies, qui ont alors représenté 50% de son régime alimentaire, se trouvaient regroupées dans un tourbillon d’eau plus tempérée. Ces résultats sont publiés dans le Journal of Experimental Biology.

Il semble donc que les proies bioluminescentes se défendent en essayant de surprendre leurs prédateurs avec un flash, mais que certains éléphants de mer ont appris à exploiter cette lumière dans les profondeurs abyssales. Les chercheurs espèrent maintenant réussir à identifier les espèces qui figurent au menu des éléphants de mer en discernant les différentes familles de signaux lumineux. À terme, cela permettra de mieux comprendre le fonctionnement des écosystèmes de l’océan Austral, dont les interactions prédateur-proie restent peu connues, afin de mieux anticiper la réponse des prédateurs aux changements climatiques et pressions anthropogéniques à venir.

Référence

Goulet P, Guinet C, Campagna C, Campagna J, Tyack PL, Johnson M. Flash and grab: deep-diving southern elephant seals trigger anti-predator flashes in bioluminescent prey. J Exp Biol. 2020;223(Pt 10):jeb222810. Published 2020 May 19.

Contact

Christophe Guinet
Centre d’Etudes Biologiques de Chizé (CNRS / La Rochelle Université)
Bruno Michaud
Communication -Centre d'études biologiques de Chizé (CEBC - CNRS/La Rochelle Université)